Depuis février 2021, les prix sur les marchés du gaz ont connu de hausses de près de 280 % en Europe en 2021, et de plus de 100 % aux États-Unis. Ces évolutions sont imputables à plusieurs facteurs, dont les faibles niveaux de stockage et la réduction de l’approvisionnement russe, ravivant ainsi les craintes d’une pénurie d’énergie.
Cette flambée des prix du gaz, qui menace de faire grimper les factures de l’hiver, de nuire à la consommation et d’exacerber des tensions inflationnistes déjà bien marquées, représente une menace évidemment majeure pour les économies mondiales, d’autant plus que de nombreux facteurs d’instabilité géopolitique (le conflit au Yémen, la politique agressive de la Russie, le financement des gaz et pétrole de schiste aux États-Unis, etc.), plongent le monde dans une période d’incertitude.
Dans le même temps, le prix du baril de pétrole a atteint des niveaux significatifs, avoisinant ceux de 2014. De plus, plusieurs signaux laissent penser que cette hausse va persister. Au quatrième trimestre 2021, le prix du baril de Brent, la référence internationale en matière de prix du baril, était en moyenne de 79 dollars, mais ce prix pourrait être tiré à la hausse par les l’augmentation de la consommation aux États-Unis et en Chine. Selon les projections, la consommation mondiale devrait ainsi augmenter de 3,6 millions de barils par jour (b/j) en 2022, et de 1,8 million en 2023.
Du côté de l’offre, les économistes de l’Energy Information Administration (EIA) prévoient que la production de pétrole augmentera de 5,5 millions de b/j en 2022, grâce, notamment, aux États-Unis, à l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et la Russie, qui représentent ensemble 84 % de la production mondiale, soit 4,6 millions de b/j. Un tassement des prix pourrait alors naturellement suivre mais, là encore, les prévisions sont soumises à une grande incertitude.
Aggravation des inégalités
Ces hausses de prix énergétiques pourraient avoir des conséquences très lourdes pour les économies européennes, notamment pour les consommateurs. Les prix de gros de l’énergie pourraient en effet exacerber les pressions inflationnistes aujourd’hui causées par les goulots d’étranglement de l’approvisionnement liés au Covid. De nombreuses études insistent par exemple sur l’impact de la hausse du prix des produits énergétiques sur le renchérissement du prix de la nourriture.
Alors que la pandémie a déjà fragilisé une part très conséquente des populations, la hausse des prix de l’énergie pose des défis grandissants en termes de creusement des inégalités socio-économiques. On le sait maintenant depuis longtemps, l’augmentation des prix de l’énergie touche bien sûr tout le monde, mais encore plus gravement les populations les plus précaires – les étudiants, les personnes à faibles revenus, les apprentis, les personnes sans possibilité d’accéder au télétravail, les retraités, etc.
Certes, en France, le versement du chèque 100 euros (défiscalisés) visant à circonvenir l’impact cette inflation énergétique constitue un coup de pouce de l’exécutif pour soutenir le budget des ménages (cette mesure touche environ 38 millions d’individus qui gagnent moins de 2 000 euros net imposables). Le coût de cette opération pour l’État est de 3,8 milliards d’euros, dont un milliard sera financé par le surcroît de TVA lié à l’augmentation des cours du pétrole.
Mais ces mesures, pour importantes qu’elles soient, restent insuffisantes, notamment en raison du taux de non-recours à cette aide faute d’informations disponibles. On estime toujours à 3,5 millions de foyers le nombre de Français concernés par la précarité énergétique.
Quelles réponses ?
Au-delà des frontières françaises, les institutions s’en tiennent pour l’instant à l’idée que le pic d’inflation reste temporaire. Isabel Schnabel, membre du conseil d’administration de la Banque centrale européenne, avait ainsi déclaré que le pic inflationniste avait été en novembre dernier.
Pourtant, les anticipations d’inflation continuent à progresser… ce qui ne manquera pas d’alimenter les craintes d’un relèvement des taux d’intérêt et d’un resserrement de la politique monétaire accommodante (quantitative easing) des banques centrales. En tout cas cela a été au centre du communiqué de la Réserve fédérale américaine (Fed) lors de sa dernière réunion en janvier 2022.
Cependant, une telle orientation risque de casser la croissance. La situation actuelle fait en effet écho à la conjoncture post-choc pétrolier aux États-Unis à la fin des années 1970. Pour endiguer une inflation supérieure à 10 %, le président de la Fed d’alors, Paul Volcker, avait alors procédé à une forte hausse des taux directeurs qui avait conduit à une récession.
Pour éviter une telle situation, certains pays envisagent d’autres pistes. Par exemple, le Royaume-Uni envisage d’accorder des prêts garantis par l’État aux entreprises du secteur de l’énergie. Les grands fournisseurs ont déjà sollicité un soutien pour couvrir le coût de la reprise des clients des entreprises qui ont fait faillite en raison de la hausse des prix du gaz.
Dans une logique un peu différente, L’Espagne a pris une décision bien plus radicale en redirigeant des milliards d’euros de bénéfices des entreprises énergétiques vers les consommateurs (puis en plafonnant les augmentations des prix du gaz). Les pertes de revenus des opérateurs Iberdrola (IBE.MC) et d’Endesa (ELE.MC) ont été estimées à un milliard d’euros, et les actions de ces sociétés ont été fortement sanctionnées.
Sans aller jusque-là, la France dispose de plusieurs autres armes pour faire face aux hausses massives du prix de l’énergie. Parmi celles-ci : appeler les entreprises qui interviennent dans le secteur énergétique à leurs responsabilités en modérant, notamment, leurs politiques de distribution de dividendes et de rachats d’actions ; procéder à des baisses ciblées de TVA sur les produits énergétiques (ce que Bercy a pour le moment écarté) ; bloquer le prix du carburant avec une meilleure gestion des approvisionnements ; concernant l’électricité, adopter un relèvement du plafond de l’accès régulé à l’électricité nucléaire (ARENH), un mécanisme qui permet aux fournisseurs alternatifs d’acheter de l’électricité nucléaire à EDF à moindre prix. Plafonné à un volume de 100 TWh (térawattheures), celui-ci peut être relevé par le gouvernement à un niveau maximum de 150 TWh.
En cas de prolongement de ces tensions inflationnistes sur les prix de l’énergie, les gouvernements et les banques centrales seront nécessairement contraints à l’action. Dans le cas contraire, l’économie mondiale pourrait connaître un retour de la stagflation, c’est-à-dire l’association d’une inflation élevée et une faible croissance.
Fredj Jawadi, Professeur des Universités en finance et en économétrie, Laboratoire LUMEN, Université de Lille; David Bourghelle, Maître de conférences en finance, laboratoire LUMEN, Université de Lille et Philippe Rozin, Maître de conférences en finance, laboratoire LUMEN, Université de Lille
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.