Invitée sur RTL le 3 janvier 2022, la candidate des Républicains à l’élection présidentielle Valérie Pécresse a évoqué « l’un des deux points noirs de notre système éducatif », à savoir « l’illettrisme » en arguant qu’« aujourd’hui, aux journées citoyennes d’appel à la défense, vous avez 25 % de jeunes Français qui n’arrivent pas à lire le texte qu’on leur donne à lire ».
Parmi les 437000 participants de la session 2020, 78,6 % ont été considérés comme des « lecteurs efficaces », 11,9 % comme des « lecteurs médiocres », et 9,5 % comme des lecteurs ayant de réelles difficultés à lire. Sur l’ensemble, 4,6 % des jeunes testés sont en « situation d’illettrisme » selon les données du ministère de l’Éducation nationale.
Le taux de 25 % indiqué par Valérie Pécresse a été obtenu par soustraction des 78,6 % de « lecteurs efficaces », soit 21,4 %, arrondi à 25 % pour faire bonne mesure et frapper les esprits. On se croirait revenu une trentaine d’années en arrière lorsque le thème de « l’illettrisme » a fait irruption sur la scène politico-médiatique, avec le même type d’opération.
Approximations statistiques
À partir d’une étude de la Direction de l’évaluation et de la prospective qui avait conclu qu’entre 72 % et 80 % des élèves de CM2 sont capables, selon le degré de difficulté des textes qui leur sont présentés, d’en saisir globalement le sens et d’y prélever des informations pertinentes, le recteur Michel Migeon avait choisi dans un rapport publié en 1989 de faire une lecture « par défaut » des données de l’étude.
« Par soustraction, affirmait-il, on peut déduire qu’un minimum de 20 % de jeunes quitte l’école primaire sans savoir lire ». Il en tirait la conclusion spectaculaire, et alarmiste, qu’un cinquième des jeunes quittent l’école sans savoir lire et sont « illettrés ».
Succès garanti sur la scène politico-médiatique, avec un emballement et une surenchère dans le gonflement statistique (ou l’approximation à géométrie variable). Dans une déclaration au Monde du 3 mai 1993, François Bayrou indique ainsi qu’« il faut engager une politique ambitieuse pour réduire de moitié en cinq ans le nombre des enfants – 30 % actuellement – qui ne savent pas comment lire et comprendre un texte simple ».
Le 29 mars 1995, au cours de la campagne des présidentielles, Jacques Chirac proclame qu’il ne se résout pas « à accepter une situation où près d’un enfant sur deux entre en sixième sans comprendre ce qu’il lit ». La même année, il évoque « 40 % d’illettrés fonctionnels ». Le 21 janvier 1996, dans un point de vue publié dans Le Monde, il met en exergue l’interrogation suivante : « Doit-on rappeler que 30 % des élèves admis en sixième ne savent pas correctement lire ? »
Familles de lecteurs
On perçoit bien ici les ambiguïtés qui sont en jeu dans la notion d’« illettrisme ». De quoi s’agit-il au juste ? De quoi parle-t-on ?
Pour mieux comprendre le phénomène, il faut en revenir au rapport de mission d’Alain Bentolila, nommé en 1996 « chargé de mission nationale sur l’illettrisme et l’échec scolaire » par le président de la République Jacques Chirac. Depuis 1990, il collabore aux enquêtes du ministère de la Défense sur le niveau de lecture des conscrits, et son rapport daté de juin 1997 mérite d’être longuement cité : il marque à la fois un certain tournant historique tout en commençant par une mise en garde toujours d’actualité :
« Ceux-là mêmes qui ont eu la charge de définir et de mettre en œuvre une stratégie cohérente de lutte contre l’illettrisme ont accumulé erreurs et approximations dans l’indifférence d’un monde politique plus préoccupé de se servir de l’illettrisme que de veiller à son éradication ».
Pour sa part, Alain Bentolila considère avoir mis au point un test fiable, fidèle et probant pour évaluer et classer les performances en lecture des conscrits. Il souligne que, depuis que cette évaluation a commencé, en 1990, les résultats au test obtenus chaque année n’ont varié que dans des proportions insignifiantes.
Cinq « familles » de « lecteurs » ont pu être distinguées qui correspondent chacune à un même seuil de performance.
- La famille A regroupe des individus qui se situent en deçà de la lecture de mots simples et isolés ; on peut considérer que l’on a affaire à des personnes en situation d’analphabétisme.
- La famille B comprend ceux qui sont en deçà de la lecture de phrases simples et qui ne sont capables que d’identifier des mots isolés.
- La famille C rassemble les personnes qui se trouvent en deçà de la lecture de textes courts, même s’ils sont capables de lire des phrases simples.
- La famille D regroupe les individus qui sont certes capables de lire des textes courts, mais qui se situent en deçà de la lecture approfondie d’un texte ; ils ne sont capables que d’en extraire quelques informations explicites.
- La famille E rassemble les personnes qui sont capables d’une lecture approfondie d’un texte.
En 1995, les résultats sont les suivants : « 1 % des jeunes adultes sont analphabètes (famille A) ; 3 % ne dépassent pas la lecture d’un mot simple isolé (famille B) ; 4 % sont limités à la lecture de phrases simples isolées (famille C) ; 12 % ne sont capables que de la lecture superficielle d’un texte court et simple (famille D) ; 80 % ont la capacité de lire un texte de façon approfondie (famille E) ».
Il est bien sûr possible de mettre en question tel ou tel aspect de ce test. Mais il a apporté au moins quelque raison d’ordre technique dans une question diablement confuse, traitée trop souvent de façon sauvage, voire furieuse. Il a été à la base de la « cotation » des tests de lecture des conscrits ; et il l’est resté pour l’essentiel pour ceux des « journées citoyennes d’appel à la défense ».
Une évaluation complexe
Il reste que l’acte de lecture est éminemment complexe, difficile à saisir et à évaluer. Beaucoup dépend non seulement des « types » de lecteurs, mais aussi de la variété des textes, des exigences et des modes d’activité de lecture. À cet égard, les modalités d’activité de nos cerveaux réservent bien des surprises et l’on est certainement loin de les avoir toutes recensées. On peut en citer certaines, parmi bien d’autres, juste pour voir.
Par exemple, pouvez-vous lire ce qui suit, malgré l’inversion des lettres ? « is vuos pvueoz lrie ccei, vuos aevz asusi nu dôrle de cvreeau. Puveoz-vuos lrie ceci ? Seleuemnt 55 porsnenes sur cnet en snot cpalabes. »
Selon une recherche menée à l’Université de Cambridge, il n’y a pas d’importance dans la manière dont les lettres d’un mot apparaissent, l’essentiel étant que la première et la dernière lettre du mot soient à la bonne place. La raison serait que le cerveau humain ne lit pas les mots lettre par lettre mais plutôt comme un tout.
On bien que lisez vous dans « J’a.me ma fe.me » ? « J’aime ma femme », ou bien « j’aime ma ferme » ou bien « j’arme ma ferme », ou bien « j’arme ma femme » ? Ce qui « saute aux yeux », ne serait-il pas avant tout « ce que l’on a en tête » ?
In fine, il s’avère que « l’illettrisme » – dans le débat public – est plutôt une façon de s’exprimer (souvent dramatisante, pour des raisons politiques) qu’une réalité évaluée de façon rigoureuse, précise et délimitée.
Claude Lelièvre, Enseignant-chercheur en histoire de l’éducation, professeur honoraire à Paris-Descartes, Université de Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.