La violence de la politique de l’enfant unique en Chine, qui a récemment pris fin près de quarante ans après ses débuts, avait trouvé une image médiatique en juin 2012 avec la diffusion de la photo de Feng Jianmei, une jeune femme sur son lit d’hôpital, avec son foetus de sept mois ensanglanté à sa gauche.
Jianmei avait été contrainte à l’avortement. Dans sa volonté de bien suivre les consignes, le planning familial de sa ville était allé au-delà de la loi en enlevant la femme enceinte, déjà mère d’une fille de six ans. Face à la colère sur les réseaux sociaux, où des témoignages avaient commencé à fuser, les fonctionnaires coupables avaient dû présenter leurs excuses. Un contraste entre la violence infligée et la reconnaissance immédiate du mal commis qui révèlait d’autant plus le sentiment des autorités d’avoir raison dans cette politique. Le nombre de filles manquantes en raison de ces avortements forcés est généralement estimé 60 millions, mais une récente étude indique que 25 millions de ces filles supposées ne pas exister vivraient dans leur propre pays en toute illégalité. Une situation qui ne risque paradoxalement pas de s’améliorer malgré la récente autorisation d’avoir deux enfants.
25 millions de filles ayant échappé à l’avortement forcé n’ont aucune existence légale, 35 millions ont été supprimées
25 millions de filles ayant échappé à l’avortement forcé, ou, vu autrement, 35 millions n’ayant pas vu le jour, les chiffres du haut de la fourchette donnent le tournis. Moral. Il y aurait dans tous les cas des dizaines de millions de filles inexistantes, que ce soit légalement ou factuellement. Ces données sont relayées par CNN et qui a interrogé le co-directeur de l’étude, auteur de cette estimation, le Professeur de sciences politiques John Kennedy, de l’Université du Kansas. Le résumé de l’étude Delayed Registration and Identifying the “Missing Girls” in China (Enregistrement différé et identification des « filles disparues » en Chine) menée avec le Professeur Yaojiang Shi, qui enseigne l’économie à Standford et l’Université normale de Shaanxi, est consultable en ligne sur le site de Cambrigde University Press.
Une explication complémentaire de la sur-masculinité
L’existence des filles et femmes rescapées de la politique de l’enfant unique est connue, mais ces chiffres sont inouïs
L’existence des filles et femmes rescapées de la politique de l’enfant unique est connue, des témoignages épars sont recueillis depuis des années, mais ce chiffre est inouï. On appelle ces personnes sans identité officielle les « enfants noirs ». Du fait de l’illégalité de leur naissance, elles ne bénéficient pas automatiquement du hukou, un permis de résidence qui les autorise non seulement à vivre en Chine, mais également à bénéficier des services publics de santé ou de l’instruction publique ou à voyager en train, ils ne peuvent non plus pas travailler. Ce passeport intérieur créé en 1951 a vu sa fonction s’élargir avec l’apparition de la politique de l’enfant unique en 1979. Comme pour le hukou d’origine qui fut appliqué en 1955 dans les campagnes, quatre ans après les villes, la politique démographique différait selon que l’on fût en zone rurale ou en ville jusqu’en mars de cette année, quand la législature autorisa les couples à procréer une seconde fois.
Les auteurs de l’étude estiment que, alors que le sixième recensement, mené en 2010, donnait un sexe-ratio à la naissance de 118 garçons pour 100 filles (alors que généralement, ce rapport est de 105 pour 100), l’écart serait moindre. L’espace entre 118 et 105 a souvent deux explications pour les chercheurs, d’une part l’avortement sélectif en fonction du sexe après échographie, d’autre part l’infanticide constitué par une négligence délibérée de certains parents envers les nouveau nés filles afin de pouvoir une nouvelle fois essayer d’avoir un fils ; mais il y a un nombre important de filles non enregistrées qui ne figurent sur les documents des recensements gouvernementaux qu’à un stade ultérieur de leur vie.
Une inégalité de traitement en fonction des territoires
C’est surtout dans le monde rural que ces naissances cachées interviennent
C’est surtout dans le monde rural que ces naissances cachées interviennent, dit l’étude, expliquant que lorsque la Chine a mis en œuvre la politique de l’enfant unique en 1979, le gouvernement s’attendait à ce que les responsables locaux de la planification familiale l’appliquent, mais que, vivant dans les villages, les fonctionnaires étaient également membres des communautés où naissaient des enfants clandestins, et qu’ils fermaient donc les yeux. En dépit d’un assouplissement du hukou au milieu des années 1980 pour les ruraux, à cause du besoin de bras masculins pour aider aux travaux agricoles, nombre de filles sont toujours officiellement inexistantes en dépit de leur réalité constatable par les voisins. En effet, puisque la dérogation ne permet pas de définir le sexe de l’enfant, les couples peuvent ne pas enregistrer les filles naissant après la première, espérant ainsi pouvoir déclarer un fils qui viendrait à naître en troisième. Kennedy mentionne le cas d’un agriculteur qui lui a présenté sa fille aînée et son fils benjamin en donnant leurs prénoms, tout en mentionnant la cadette comme officiellement inexistante. Depuis les vingt-cinq dernières années, les ruraux attendent entre dix et vingt ans pour déclarer leur seconde fille quand ils le font.
En ville, la situation est différente, la politique est plus stricte
En ville, la situation est différente, jusqu’en mars dernier, les parents qui violent la loi en ne recourant pas à l’avortement sont tenus de payer une taxe de 5 000 yuan pour obtenir le hukou, en réalité une amende déguisée dont la hauteur dissuade ceux qui aimeraient élargir leur foyer (le salaire moyen est actuellement d’environ 3 500 yuan, sachant que depuis 2010, le salaire a pu bondir de plus d’environ 15 % d’une année à l’autre). C’est le cas de Li Xue dont la mère, malade, était trop faible pour avorter. Ses parents, ouvriers en congé de maladie de longue durée, ne touchaient qu’une pension de 100 yuan par mois alors qu’ils avaient déjà une fille de huit ans. Xue avait 22 ans quand le Parti a décidé de changer de politique l’an passé et n’existait donc pas pour l’administration. Lorsqu’elle était enfant, elle regardait ses amies partir à l’école, ses parents demandaient des médicaments aux voisins quand elle était malade, et son sort a gâché jusqu’à la vie de sa sœur, Bin. Son aînée qui lui a appris à lire, s’est toujours inquiétée pour elle, mais a vu son mariage finir sous la pression des autorités ; elle reste toutefois solidaire de sa sœur qui ne peut ni prendre le train ni entrer dans une bibliothèque. Les parents de Xue emmenaient presque tous les jours leur fille devant l’administration pour attirer l’attention sur son cas, et ont déposé plainte en justice ; mais les autorités ont répondu en les faisant tabasser à de nombreuses reprises au point qu’ils sont même restés alités deux mois durant. Le père de Li est décédé quand elle avait 21 ans, un an avant l’annonce d’une probable autorisation d’avoir un deuxième enfant, sans voir l’existence de sa fille consacrée par l’état civil. Devant la porte de sa chambre d’hôpital alors qu’il se mourait, deux policiers. Li Xue a tout de même pu trouver un travail dans la restauration grâce à un employeur prêt à fermer les yeux.
A plus fort de la répression, la taxe était de 13 000 yuan, et dans les villages les parents pouvaient s’endetter, emprunter, demander l’aide des voisins. C’est le cas de ceux de Wen Yuan, étudiant en France, dont les parents avaient déjà deux filles, et qui ont dû payer pour lui assurer une existence légale. Sa mère avait dû se cacher dans l’étable où elle dormait, pour ne pas être obligée d’avorter.
Un changement de politique motivé par l’économie et non la morale
Le sexe-ratio empêche des millions d’hommes de se marier
Le 29 octobre 2015, le Comité central du Parti communiste chinois a proposé d’abolir la politique de l’enfant unique et d’autoriser tous les couples à en avoir deux. En effet, le sexe-ratio empêche des millions d’hommes de se marier, et, bien évidemment, il est impossible d’épouser une femmes sans existence légale. Par ailleurs, la population chinoise vieillit, et la désormais politique de deux enfants a pour but d’équilibrer la croissance de la population et de compenser le poids d’une population vieillissante. Alors que la part des personnes âgées de soixante-cinq ans ou plus était de 7 % en 2000, elle devrait être de 24 % en 2050. Des chiffres qui ne tiennent évidemment pas compte des « enfants noirs », mais que même leur prise en considération ne suffirait pas à contrebalancer. La jeunesse de la population chinoise permet pour l’instant à Pékin de se montrer économiquement compétitif par rapport à ses rivaux ; ainsi 70 % de la population est d’âge actif contre 60 % en Europe ou en Amérique du Nord, 65 % au Brésil ou 62 % en Inde. Mais le Parti a voulu anticiper, car si les prévisions donnent un passage de 1,368 milliards d’habitants pour aujourd’hui à 1,45 milliards pour 2029 - une croissante très lente, quasiment une stagnation à ce niveau -, la Chine devrait ensuite amorcer son déclin démographique pour se retrouver avec 1,38 milliards de citoyens en 2050, et une population potentiellement moins féconde. Ce changement de politique a cependant dû attendre mars dernier, et son approbation par la législature. Un changement qui ne doit rien à la compassion ou aux regrets.
Le seul regret des autorités est d’avoir sous-estimé les conséquences économiques d’une telle politique
Ainsi que le souligne Steven Mosher, président de l’Institut of Population Research, le seul regret des autorités est d’avoir sous-estimé les conséquences économiques d’une telle politique. « Ce qui les empêche de dormir est le fait qu’ils se sont rendus compte que leur politique mal réfléchie empêche la future croissance économique chinoise. La main-d’œuvre chinoise diminue depuis au moins les deux dernières années. L’année dernière, la main-d’œuvre potentielle a chuté de 3,71 millions de personnes … En même temps, la population âgée de plus de 60 ans est en train d’exploser », déclare Mosher dont les propos sont rapportés par Epoch Times qui a consacré un article de fond à ce sujet après l’annonce du changement d’approche. Preuve du légalisme qui exclut tout remords, les autorités se sont montrées intransigeantes tant que la législature n’a pas adopté la proposition, et quand Huang Sarah et son mari ont soupiré de soulagement à l’annonce de la modification, l’employeur de ce dernier, l’État, lui a dit que l’avortement serait tout de même nécessaire et obligatoire, et lui a donné une date limite pour prouver qu’il avait été réalisé. La famille s’est rendue aux États-Unis pour que Sarah puisse accoucher, tout en espérant rentrer en Chine pour y faire reconnaître l’enfant en payant une amende qui aurait été épargnée aux parents quelques semaines plus tard.
La nouvelle législation ne change rien moralement, car une femme seule n’a pas le droit d’être mère, et les couples ayant déjà un fils vont éviter d’avoir un deuxième enfant afin de ne pas risquer la stérilisation forcée de la femme destinée à empêcher la naissance d’un troisième. De plus, cette nouvelle orientation ne changera rien dans les villages à la campagne où il y avait déjà cette tolérance ; les parents ruraux espérant avoir un fils et des bras masculins, risquent toujours de cacher la seconde fille ou de la laisser mourir. Environ 45 % des Chinois vivent à la campagne, et cette nouvelle politique n’apportera donc pas de nouveauté pour une grande partie de la population.
Le changement arrive peut-être trop tard alors que les citadins cherchent de moins en moins à avoir plus d’un enfant. Une étude de l’Université de Fudan a ainsi par exemple révélé que seulement 15 % des Shanghaïennes souhaitaient avoir deux enfants. 58 % de celles disant ne pas le vouloir avançaient le poids économique comme argument. Mais il reste l’espoir que le changement de politique donne enfin, même des années après leur naissance, une existence légale aux « enfants noirs » si les parents peuvent en profiter pour déclarer le deuxième né.
Hans-Søren Dag