« Il n’est pas mort pour rien » : Un an après la défaite au Karabakh, le douloureux travail de deuil des familles arméniennes
De septembre à novembre 2020, une guerre a ravagé le Haut-Karabakh, laissant à son terme des milliers de morts déchiquetés et des familles endeuillées.
En tant que recteur de l’Université française en Arménie (UFAR), j’ai vu un certain nombre de mes jeunes étudiants partir au front. Onze d’entre eux sont morts au combat, et leurs parents les pleurent amèrement.
Observateur de cette douleur nationale, j’ai été aux premières loges de cette pièce tragique arménienne qui confronte ce petit pays à des agressions récurrentes. Aujourd’hui, un an après la fin officielle des affrontements, permise par la signature le 9 novembre 2020 d’un accord de cessez-le-feu, des milliers de familles arméniennes cherchent à faire le deuil de leurs proches – un deuil d’autant plus pénible que ceux-ci ont été tués dans une guerre qui s’est soldée, pour leur camp, par une amère défaite.
Le temps du déni
Le Haut-Karabakh est un petit territoire (4 400 km2) peuplé d’Arméniens qui fut cédé par Staline en 1921 à la République soviétique d’Azerbaïdjan. En 1991, ce territoire proclama son indépendance. L’Arménie lui accorda immédiatement son soutien, tandis que l’Azerbaïdjan exigea qu’il retourne dans son giron. Le droit des peuples contre le doit des traités aboutit à toute une série de conflits meurtriers.
Le dernier en date a éclaté le 27 septembre 2020. L’Azerbaïdjan, aidé par le gouvernement turc, attaqua par surprise le territoire contesté. 44 jours de conflits se soldèrent par une large défaite des troupes du Karabakh assistées par celles de l’Arménie et des milliers de garçons morts, mobilisés ou volontaires, souvent très jeunes.
Face à l’annonce de la mort de leurs époux, frères ou fils, de nombreuses familles arméniennes ont réagi par le déni. Le cas le plus frappant fut celui d’une famille dont le fils était porté disparu. Comme cela est toujours le cas dans une telle situation, les proches refusèrent obstinément l’idée de sa mort tant que le corps n’avait pas été retrouvé. De nombreuses familles arméniennes s’accrochèrent désespérément à l’espoir que leur soldat soit blessé et soigné quelque part ou fut prisonnier.
De même, le corps d’un jeune décédé dont les papiers ainsi qu’un test ADN attestaient l’identité ne fut pas immédiatement reconnu comme étant celui du fils chéri. Par amour, ses parents continuaient à refuser d’admettre la mort effroyable de leur fils aimé. Le déni de la mort par les familles arméniennes était d’autant plus fort qu’il s’accompagnait d’un sentiment d’injustice face à cette attaque. La phase de déni put parfois être celle de la colère contre les agresseurs, et contre une communauté internationale accusée d’avoir laissé les Arméniens seuls face à un adversaire nettement plus puissant.
Le temps de l’acceptation
Par la suite, les familles ont accepté la certitude de la mort de leurs enfants et la tristesse a encore augmenté. Cette phase de tristesse s’est accompagnée de la recherche de détails sur le moment du trépas. Après avoir repoussé l’idée de la mort d’un jeune fils, il fallait au contraire l’admettre, en comprenant ses circonstances. Recueillir des éléments précis sur les derniers jours permettrait de croire en cette mort refusée, même si les détails sordides arrachaient alors des cris de douleur supplémentaires. Ce fut le cas pour la mort d’un de mes étudiants de 18 ans, brûlé vif lors d’une attaque au phosphore. Dans un sanglot, sa mère me décrivit son fils comme un magnifique ange alors que la dernière image qu’elle eut de lui fut un corps carbonisé et crispé dans une effroyable agonie.
Toutes les familles ont vécu ces pertes avec une douleur d’autant plus grande que les morts furent soudaines. Peu à peu, par légers ajustements progressifs, les familles finirent par accepter l’impossible. Chaque minute devenait une lutte acharnée pour bien graver les instants précieux des chers disparus. Un an après, certains parents arméniens examinent toujours, dans une longue litanie d’événements, la vie perdue de leurs garçons frappés par une mort sauvage.
Cette attention portée au jeune enfant permet aussi d’identifier ce qui n’est toujours pas disparu. Une famille m’énuméra les qualités sans nombre de leur « petit » au moment où je regardais sa photo montrant un immense visage, beau et serein. De son côté, un père me confia qu’il collectait tous les écrits de son fils pour en faire un livre honorant sa mémoire et ses qualités intellectuelles, montrant ainsi que tout n’est pas perdu avec la mort. Ce fut un moment crucial de basculement entre l’évaluation de la perte irrémédiable et aussi la mise en évidence de tout ce qui pouvait être préservé.
Donner un sens au drame
Dans cette phase du deuil, les proches ont essayé de trouver un sens à la mort. Un père effondré me dit dans un sanglot : « Il n’est pas mort pour rien. » En effet, ces jeunes, parfois engagés volontaires, laissent derrière eux une exemplarité qui fait frémir l’observateur : donner sa vie pour un idéal, pour sauver sa patrie, mettre en cause son intérêt personnel pour l’intérêt collectif. Le sens de la mort d’un jeune fut d’offrir l’exemple sacré de l’altruisme le plus total.
Enfin, les parents, dans une grande dignité, ont construit une relation avec les jeunes morts. Leurs garçons ont beau être ensevelis sous terre, les proches conservent une relation étroite et continue, une connexion intense par-delà la mort. Parfois, les parents m’ont répété de simples paroles prononcées par leurs garçons, mots profonds et lucides qui restent gravés dans les esprits et les gardent vivants. Dans le cas arménien, cette relation après le décès est d’autant plus intense que les relations familiales sont denses et élargies. Un an après, certains parents se rendent chaque jour sur la tombe du fils perdu. En dépit du décès, ces familles ont établi une relation consciente renforcée par la volonté farouche de conserver par-delà le temps une relation profonde avec Shant, Pargev, David, Artak, Areg, Suren, Abgar, Vahe, Harutyun, Yuri ou Gevorg.
Bertrand Venard, Professor, Audencia
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.