Commentant le rapport de la mission sur les homicides conjugaux qu’elle avait confiée en juin dernier à l’Inspection générale de la justice, Nicole Belloubet a reconnu des « dysfonctionnements » de la chaîne pénale dans le traitement judiciaire des féminicides. Triste ironie du sort, ce même jour une marche était organisée pour rendre hommage à Sylvia Auchter, poignardée à mort par son conjoint la semaine précédente. Depuis, au moins cinq autres femmes ont été tuées par leur compagnon ou ex-compagnon, ce qui porterait à 136 le nombre de victimes de féminicides depuis le début de l’année.
Avant de devenir des meurtriers, les conjoints violents ont souvent déjà maltraité leurs compagnes. Parmi les témoins potentiels de ces coups et blessures figurent les médecins qui, du fait de leurs missions humanitaires, sont souvent des interlocuteurs privilégiés. Contraints au secret médical, ils ont cependant une obligation de signalement des maltraitances lorsqu’elles surviennent dans certaines situations de vulnérabilité.
Faut-il envisager une extension de ce devoir de signalement en cas d’homicides conjugaux ? La situation des victimes de violences conjugales entre-t-elle dans le cadre des vulnérabilités concernées par les exceptions au secret médical ?
À lire aussi :
Peut-on imaginer une infraction de féminicide en France ?
Le secret médical, un lien quasi-inaltérable
Découlant de la tradition hippocratique, le secret constitue un principe de la déontologie médicale. Alors que tant de données personnelles peuvent être diffusées aujourd’hui de manière indifférenciée ne serait-ce que sur les réseaux sociaux, la valeur du secret médical relève encore de l’ordre d’un engagement qui ne saurait être trahi. Le pacte qui lie le médecin à la personne qu’il soigne continue à exister même après la mort de cette dernière et ne peut être rompu que pour quelques impératifs d’ordre judiciaire.
Respecter le secret de ce qui est confié ou évoqué au cours des moments d’intimité et de dévoilement que constitue la relation de soin revient à reconnaître la personne dans des droits. Servir avec compétence la personne vulnérable dans la maladie, lui porter l’assistance que requiert son état de santé ne saurait se faire sans lui témoigner considération et sollicitude. Il convient ainsi d’établir un rapport vrai qu’aucune considération ne saurait entraver.
Le devoir de loyauté s’impose à un professionnel qui exerce ses missions dans un espace d’intimité que doit sauvegarder un strict encadrement. Y déroger risquerait de susciter une défiance préjudiciable à la personne qui aurait le sentiment que le médecin trahirait sa confiance en divulguant une information à son insu.
Mais qu’en est-il du conflit éthique auxquels est confronté un médecin témoin d’une situation de maltraitance qu’il ne peut signaler ? Quelle est sa responsabilité, et quelles sont les limites que le droit lui impose ?
Un secret institué dans l’intérêt des patients
Pour déterminer le champ possible d’applicabilité du secret médical dans le cadre de violences conjugales, il faut se référer aux textes de loi officiels. Selon l’article 4 du Code de déontologie médicale (article R.4127-4 du Code de la santé publique),
« Le secret professionnel, institué dans l’intérêt des patients, s’impose à tout médecin dans les conditions établies par la loi. Le secret couvre tout ce qui est venu à la connaissance du médecin dans l’exercice de sa profession, c’est-à-dire non seulement ce qui lui a été confié mais aussi ce qu’il a vu, entendu ou compris. »
Il importe ici d’être attentif à ce que le secret est « institué dans l’intérêt des patients ». Cette règle ne saurait donc leur nuire. De son côté, l’article L. 1110-4 du Code de la santé publique indique que « toute personne prise en charge par un professionnel, un établissement, un réseau de santé ou tout autre organisme participant à la prévention et aux soins a droit au respect de sa vie privée et du secret des informations la concernant. »
Mais qu’en est-il lorsque le risque de meurtre impose une prise d’initiative urgente, pouvant s’avérer vitale ? À quel moment le respect de la personne, dans sa vie et dans ses droits, justifie-t-il une approche argumentée soucieuse de nos devoirs d’humanité, quitte à déroger à une règle qui s’avérerait insoutenable, pour ne pas dire immorale ?
Les sanctions auxquelles s’expose un médecin qui dérogerait au secret médical sont précisées par l’article 226-13 du code pénal :
« La révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par son état ou sa profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. »
Cependant, au nom de l’intérêt supérieur de la personne (et dans le cadre d’une concertation avec elle, lorsqu’elle le peut), il est aujourd’hui admis que partager certaines informations indispensables, dans un cadre professionnel strictement défini, ne constitue pas une transgression du secret.
Quand rompre le secret médical ?
Selon l’article 434-3 du code pénal
« Le fait, pour quiconque ayant eu connaissance de privations, de mauvais traitements ou d’atteintes sexuelles infligés à un mineur de quinze ans ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge, d’une maladie, d’une infirmité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de grossesse, de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Sauf lorsque la loi en dispose autrement, sont exceptées des dispositions qui précèdent les personnes astreintes au secret dans les conditions prévues par l’article 226-13. »
S’agissant de personnes en situation de vulnérabilité, le secret ne s’applique pas : le devoir de signalement à la Cellule de recueil des informations préoccupantes ou au Procureur de la République s’impose aux professionnels de santé comme à tout individu. À ce sujet, l’éthique médicale justifie d’envisager certaines dérogations aux principes généraux, dans les situations urgentes ou exceptionnelles. Comme le précise le Code international d’éthique médicale de l’Association médicale mondiale
« Il est conforme à l’éthique de divulguer des informations confidentielles lorsque le patient y consent ou lorsqu’il existe une menace dangereuse réelle et imminente pour le patient ou les autres et que cette menace ne peut être éliminée qu’en rompant la confidentialité. »
Ainsi, le consentement d’une personne dans l’incapacité de discernement peut ne pas s’imposer lorsqu’il y a situation de menace pour elle ou un tiers. La décision doit cependant être proportionnée et argumentée, accompagnée de mesures qui préservent l’intégrité de la personne.
Le devoir de signalement est aussi évoqué par la Haute Autorité de Santé (HAS) dans son approche des bonnes pratiques professionnelles. Ses recommandations, intitulées « Repérage des femmes victimes de violences au sein du couple. Comment agir », soulignent le devoir de signalement au procureur de la République « avec l’accord de la victime » mais « sans nommer l’auteur des faits ». La HAS précise que l’accord n’est pas nécessaire lorsqu’un mineur est concerné.
En considérant la définition de la vulnérabilité établie par la Déclaration de Barcelone (propositions politiques à la Commission Européenne par des partenaires du Biomed-II Projet), on comprend que les victimes de violences conjugales relèvent bien du devoir de signalement : « les vulnérables sont ceux pour qui les principes d’autonomie, de dignité ou d’intégrité, sont à même d’être menacés. »
Réviser le code pénal pour mieux lutter contre les féminicides
En France, à ce jour 136 femmes ont été victimes de féminicides depuis le début de l’année. Du point de vue juridique, une extension du devoir de signalement, et donc une levée conditionnelle du secret médical, s’impose-t-elle ? C’est ce que pensent les rapporteurs l’Inspection générale de la Justice, qui estiment dans les conclusions de leur mission sur les homicides conjugaux que
« Même si la mission est consciente de la portée du secret médical et de la nécessité de préserver la relation de confiance entre le médecin et son patient, elle observe que la législation actuelle ne permet pas au médecin, sans risque de poursuites à son encontre, de signaler de graves violences constatées sans l’accord de la victime. »
Les auteurs de ces travaux précisent d’ailleurs qu’une expertise juridique est actuellement menée, en vue de modifier l’article 226-14 du code pénal « dans le sens d’un allègement du secret médical ». À cet effet, le conseil national de l’ordre des médecins a été associé aux travaux du groupe de travail « justice », mis en place suite au Grenelle contre les violences conjugales.
Concrètement, la mission sur les homicides conjugaux tire de son analyse sa recommandation n° 5 : « Modifier l’article 226-14 du code pénal pour permettre à tout professionnel de santé de signaler les faits même en cas de refus de la victime. »
Est-il éthique d’étendre le devoir de signalement au risque d’homicide conjugal ?
À l’hôpital et en médecine de ville, le soignant est pour certains d’entre nous l’ultime recours. Comme celles du policier ou du magistrat, ses missions le situent en première ligne pour exercer une responsabilité délicate dans l’arbitrage d’une décision qui peut s’avérer vitale. Comment doit-il accueillir les détresses de ces femmes qu’elles ont tant de difficultés à faire entendre, pour ne pas dire à rendre respectables ? Comment doit-il les accompagner dans une démarche de sauvegarde, de protection et de réhabilitation qui passe nécessairement par la possibilité de révéler, en toute sécurité, ce qu’elles subissent ?
Dans mes échanges avec les équipes soignantes, j’ai compris la difficulté d’exercer un devoir de signalement assimilé à une forme de dénonciation moralement discutable. En quoi et selon quels arguments un professionnel de santé est-il légitime à intervenir dans la sphère privée ? Les conséquences du signalement, ne risquent-elles pas d’être préjudiciables à l’ensemble des membres d’une famille, au-delà de l’incrimination de l’auteur de l’acte ? Devrait-on privilégier la retenue, la prudence plutôt que de déclencher une procédure d’investigation ?
Il est difficile de répondre à ces questions. Cependant, je pourrais évoquer ici l’expérience de ceux qui regrettent, aujourd’hui encore, leurs tergiversations lorsque, faute de signalement et de mesures appropriées, l’irrémédiable a été commis.
Il ne m’appartient pas d’être prescriptif en un domaine sensible, complexe, qui relève d’histoires de vie, de parcours d’existence, et donc d’approche au cas par cas. Néanmoins, quand ceux-ci peuvent tragiquement aboutir au meurtre d’une personne, il me semble éthique de désacraliser certains totems, dès lors qu’ils sont de nature à couvrir des situations ou à dissimuler des actes qui affectent des personnes en situation de vulnérabilité et de dépendance absolues.
Dans le cas de la raison supérieure qu’est la menace de féminicide, la mise en place d’une dérogation strictement argumentée et encadrée du secret médical devrait à ce titre être envisagée. Elle permettrait de mieux protéger ces femmes qui sacrifient trop souvent leur dignité, voire mettent en danger leur intégrité, soit pour sauvegarder un essentiel en lequel elles espèrent encore, soit par manque d’alternative, soit par épuisement. Au point de ne plus être en capacité de solliciter le secours ou le soutien qui leur serait, littéralement, vital.
Emmanuel Hirsch, Professeur d’éthique médicale, Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.