Fait religieux en entreprise : un phénomène devenu objet de management

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En France, la place de la religion dans le monde professionnel est généralement perçue comme une question problématique. Dans un pays marqué par le principe de laïcité, il est peu habituel d’afficher sa spiritualité et sa religiosité au travail.

Les débats sont en conséquence passionnés et donnent lieu à des prises de position politiques fortes. Surtout que, depuis le début des années 2010, la succession des affaires et des décisions de justice contribue à donner une impression de complexité et de conflictualité lorsqu’on touche au sujet.

C’est dans ce contexte que nous avons mis en place, en 2012, l’Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE). Nos travaux ont pour objectif d’évaluer l’impact du fait religieux sur les situations de travail et de management avec des données fiables. Pour cela, nous menons une enquête annuelle auprès de managers d’entreprises françaises (1 110 questionnaires exploités en 2018). Les principales questions auxquelles nous essayons d’apporter des réponses sont les suivantes : quelle est l’importance du phénomène ? Quels sont les faits et comportements religieux au travail ? Est-ce une question pour le management de proximité ? Quels sont les impacts sur le fonctionnement des organisations ?

Augmentation des situations conflictuelles

La part des managers qui rencontre le fait religieux au travail s’est fortement accrue entre 2013 et 2016. Elle est passée sur cette période de 40 % à 64 %, avant de stabiliser entre 2016 et 2018. Il ressort de notre dernière enquête que 29,5 % des managers rencontrent aujourd’hui des faits religieux régulièrement (chaque jour, semaine ou mois), 35,5 % occasionnellement (chaque trimestre) et 35 % rarement ou jamais (une fois par an ou moins). Les deux tiers des managers se déclarent donc concernés.

Mais de quels faits s’agit-il ? Et quel est leur impact sur le fonctionnement de l’organisation ? Les faits les plus courants sont les demandes d’absence, de modifications des plannings de travail (36 %), le port de signes religieux visibles (19,5 %) ou encore les prières pendant les pauses (10,5 %). Ces faits correspondent à des demandes et des comportements personnels qui ne remettent pas en cause, en eux-mêmes, l’organisation. Ils forment une première catégorie qui regroupe les deux tiers des situations.

La seconde catégorie, représentée par le tiers restant, concerne des faits qui, eux, ont un impact sur le fonctionnement de l’organisation. C’est par exemple le refus de réaliser des tâches (4,5 %), de travailler avec certaines personnes (8,3 %), particulièrement avec des femmes (7,4 %), la stigmatisation (7,4 %), le prosélytisme (5,3 %) ou encore des prières pendant le temps de travail (6,5 %). Plus d’un fait sur deux (51 % en 2018, en hausse régulière depuis 2013) donne lieu à une intervention du management (pour répondre à une demande, recadrer un comportement, en autoriser, planifier des absences, etc.). Et lorsque le management intervient, 17,5 % des situations sont marquées par des tensions et/ou des conflits. La part de ces situations conflictuelles augmente d’ailleurs régulièrement. Elle était de 6 % en 2013, de 12 % en 2015 et de 16 % en 2017. Ces dernières années, le phénomène s’est donc largement répandu au point de devenir un objet de management.

Densité religieuse et perturbation du management

Pour approfondir les résultats, nous avons construit un indicateur de la densité religieuse des situations. Pour cela, nous avons combiné cinq variables fortement corrélées entre elles : la fréquence des faits religieux et son évolution, l’importance donnée au fait religieux dans la situation de travail par les managers, la diversité des faits et celles des catégories de faits (dysfonctionnels ou non). Cela nous a permis de distinguer trois situations marquées par des niveaux de densité respectivement forts (19,1 %), modérés (25,6 %) et faibles (55,3 %). Cette densité du fait religieux dans la situation de travail est déterminante de la fréquence d’intervention managériale et de l’apparition des conflits et des tensions. Plus elle augmente, plus le management doit intervenir et, de même, plus la fréquence d’apparition des situations conflictuelles augmente.

La densité est également corrélée aux comportements des personnes. Les managers qui sont dans des situations marquées par une densité forte sont également ceux qui disent rencontrer les comportements les plus revendicatifs de la part de salariés considérés comme ayant une attitude négative, présentant des demandes jugées peu raisonnables et refusant fréquemment d’adapter leur pratique religieuse aux contraintes organisationnelles.

Dans le même sens, nous avons construit un indicateur de la perturbation de la situation de management générée par le fait religieux. L’objectif était d’affiner l’analyse en dépassant les notions de blocage et de conflit pour mesure l’impact du fait religieux sur la complexité de l’action managériale. Cet indicateur synthétise quatre mesures : la fréquence des conflits et des blocages liés au fait religieux ; l’évolution de cette fréquence ; la fréquence des remises en cause des décisions managériales concernant le fait religieux ; et, enfin, la fréquence des prises de sanctions liées au fait religieux. Cela nous a permis d’identifier trois types de situations en fonction de leur degré de perturbation faible (65 %), modéré (24 %) et fort (11 %).

Quatre facteurs de perturbations principaux sont repérés :

  • La densité du fait religieux est l’élément déterminant. Plus la fréquence des faits religieux et leur diversité progressent, plus apparaissent des blocages, des conflits, des prises de sanctions, des contestations des décisions, etc.
  • L’action managériale. La capacité des managers à trouver un équilibre entre le respect des règles et de la liberté religieuse est déterminante.
  • Les comportements des individus. Plus ils remettent en cause le fonctionnement, plus les situations sont perturbées.
  • Le dispositif organisationnel : les règles et le discours de l’entreprise qui encadrent l’expression religieuse sur le lieu de travail jouent un rôle important. Ils permettent aux salariés d’adapter leur comportement à la situation, et aux managers de définir leur action.

Deux réalités et un paradoxe

Un lien fort existe entre la densité religieuse de la situation et son degré de perturbation. Les 19,1 % de situations marquées par une densité forte ont les degrés de perturbation les plus élevés et concentrent les situations de blocages et de conflits. Lorsque la densité est faible ou modérée, le taux de conflits se réduit fortement de même que le taux de dysfonctionnements. Deux réalités se dessinent pour les managers et les entreprises. Dans un premier cas, très majoritaire, le fait religieux est peu perturbateur. Dans le second, minoritaire, il l’est beaucoup plus.

Paradoxalement nos résultats montrent également que c’est dans le second cas que les managers reçoivent le moins de soutien de leur organisation, doivent le plus souvent gérer les situations seuls et que les entreprises mettent le moins souvent en place des outils de gestion de la religion au travail.The Conversation

Lionel Honoré, Professeur des Universités, Université de la Polynésie Française

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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