Équateur : comment le "havre de paix" de l’Amérique du Sud est devenu l’un des pays les plus violents du monde
Qui l’eût cru ? La célèbre phrase prononcée en 1991 par le président équatorien de l’époque, Rodrigo Borja Cevallos (1988-1992), lors de la conférence "Paix pour le développement", et répétée dix ans plus tard par un autre président, Gustavo Noboa Bejarano (2000-2003), dans son rapport à la nation de 2002, selon laquelle l’Équateur serait un "havre de paix" dans le monde, a complètement perdu de son sens au début de la troisième décennie du XXIe siècle.
En effet, ces dernières années, l’Équateur est devenu l’un des pays les plus violents du monde. Selon une étude de la Global Initiative against Transnational Organized Crime, il se classe au onzième rang des pays les plus violents du monde, non loin de la Syrie, de l’Irak ou encore de l’Afghanistan.
L’Équateur occupe également la 96e place sur 146 pays (23e sur 32 au niveau régional) dans l’indice 2023 de l’État de droit établi par le World Justice Project, qui suit et évalue des indicateurs tels que les limites du pouvoir étatique, l’absence de corruption, l’ouverture politique, les droits fondamentaux, l’ordre et la sécurité, l’application des lois et le fonctionnement de la justice civile et pénale.
Il y a moins de cinq ans, en 2019, l’Équateur était encore considéré comme l’un des pays les plus sûrs d’Amérique latine, avec un taux de 6,7 morts violentes pour 100 000 habitants. Aujourd’hui, ce ratio est passé à 45 pour 100 000.
Début janvier, le président Daniel Noboa, dont le mandat a démarré en novembre 2023, a proclamé l’état d’urgence et annoncé la mise en place d’un couvre-feu dans l’ensemble du pays à la suite de l’évasion d’Adolfo Macias, alias Fito, chef du plus important groupe criminel d’Équateur, Los Choneros. Se sont ensuivis des affrontements extrêmement violents entre les forces de l’État et les organisations criminelles.
Ce fut une démonstration éclatante de la puissance de feu dont disposent les gangs. Il ne s’agit pas d’incidents isolés : ce à quoi on assiste ne peut être qualifié que de guerre entre les groupes criminels et l’État, avec pour enjeu le contrôle du territoire et des populations.
L’économie du trafic de drogue alimente la criminalité
Si les mafias se livrent aux activités criminelles les plus diverses, c’est le trafic de drogue qui se trouve à la racine du cycle de violence actuel. Il ne s’agit pas seulement de cocaïne, mais aussi d’héroïne et, plus récemment, de cette drogue synthétique destructrice qu’est le fentanyl.
La "narcotisation" de l’économie criminelle est due à plusieurs facteurs : la situation géographique du pays, puisque l’Équateur se trouve dans le voisinage des plus grands États producteurs de cocaïne au monde ; le fait que l’économie soit dollarisée, donc plus attrayante pour le blanchiment d’argent sale ; la capacité limitée de l’État à surveiller les différents itinéraires aériens, maritimes et terrestres d’acheminement de la drogue à destination et en provenance du pays ; les causes structurelles, telles que le chômage et les inégalités sociales ; et la forte influence des médias, en particulier des réseaux sociaux, sur une jeunesse de plus en plus séduite par la "culture du trafic de drogue" en tant que modèle de leadership, de pouvoir et d’argent facile.
Les barons de la drogue locaux ont également formé des alliances stratégiques avec les cartels transnationaux. Outre les avantages économiques qu’ils procurent, ces liens ont conduit à :
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Une professionnalisation de la gestion des marchés criminels en Équateur ;
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Une spécialisation accrue dans les tâches criminelles (extorsion, blanchiment d’argent, exploitation minière illégale, entre autres) ;
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Une meilleure formation des tueurs à gages, des experts en explosifs et des spécialistes du renseignement criminel ;
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Une communication plus efficace entre les guérilleros dans tout le pays, notamment par le biais des graffitis muraux.
Crise du système pénitentiaire
Parmi les nombreux facteurs qui ont déclenché la crise systémique actuelle de la sécurité, il y a la réduction, il y a plusieurs années, du budget consacré par le gouvernement central à la rénovation du système pénitentiaire du pays.
Les investissements ont chuté en 2014, provoquant une crise qui s’est accentuée en 2020 avec la pandémie. De nombreux fonctionnaires du système pénitentiaire ont été licenciés et des directions entières dans le secteur de la justice ont été supprimées. Sous l’ancien président Lenin Moreno, le ministère de la Justice, des droits de l’homme et des affaires religieuses a été supprimé et le secrétariat des droits de l’homme et le Service national de prise en charge globale des adultes privés de liberté, qui gère les prisons, ont été créés.
Tout cela a provoqué un manque de clarté dans la gestion des graves problèmes des prisons et une augmentation de la surpopulation dans les 34 centres de détention du pays. Les prisons sont devenues, au fil du temps, des arrière-gardes stratégiques pour les barons de la drogue, qui y font régner leur loi par la violence.
Les émeutes dans les prisons sont de plus en plus fréquentes depuis la pandémie de Covid-19 : au cours des trois dernières années, il y a eu 11 massacres dans les prisons, qui se sont soldés par 412 morts, dans six prisons de cinq villes du pays.
Cette violence déborde sur l’ensemble de la société. La diffusion sur Internet de diverses atrocités – démembrements, décapitations, pendaison de cadavres sur des ponts et dans des lieux publics – est devenue monnaie courante.
Les mafias locales s’inspirent en cela des cartels colombiens et mexicains. Les actions les plus spectaculaires sont le fait des groupes relevant du cartel Jalisco Nueva Generación, dont certains membres ont reçu une formation militaire – y compris parfois aux États-Unis – et dont les opérations répondent à des logiques culturelles religieuses, notamment le cannibalisme et le culte de la Sainte Mort, deux éléments qui se traduisent dans des pratiques de violence glaçante.
Écoles de tueurs à gages
Le 1er avril 2023, le président d’alors, Guillermo Lasso, a émis le décret exécutif 707 qui facilite le port et l’utilisation d’armes par les civils. Les groupes criminels ont alors encore intensifié leurs attaques, en particulier les assassinats de cibles spécifiques par des tueurs à gages.
Il est surprenant que l’existence de quatre écoles notoires de tueurs à gages, situées dans les villes de Durán, Manta, Lago Agrio et Esmeraldas, n’ait pas été formellement dénoncée à ce jour.
Selon des informations provenant de sources policières, ces écoles forment des assassins juniors, intermédiaires et seniors. Selon leur expérience, leur discipline et le niveau d’importance des cibles, leurs salaires varient entre 200 et 10 000 dollars américains par mois.
La formation de ces assassins ne se fait pas nécessairement en personne, mais, souvent, "en distanciel", par le biais de jeux vidéo destinés à faire perdre aux recrues leurs sentiments de peur et de remords. Il s’agit d’une préparation psychologique essentielle pour les jeunes qui, en raison de la pauvreté, du chômage et du manque d’opportunités d’études, sont facilement recrutés en tant qu’assassins pour les différents groupes mafieux.
Les gangs disposent de mécanismes de plus en plus puissants pour attirer les habitants des régions les plus défavorisées du pays, qui sont contraints (sous la menace ou par nécessité économique) de rejoindre le monde criminel.
Un narco-État en construction
De plus en plus, les groupes criminels se révèlent en mesure d’exercer une influence sur les autorités locales pour dissimuler leurs activités sous des formes pseudo-légales et faire avancer leurs objectifs stratégiques visant à transformer l’Équateur en un narco-État.
Ce sont avant tout les citoyens équatoriens qui en paient le prix. Les meurtres macabres, les enlèvements et autres actes de violence les obligent à changer leurs habitudes ou à opter pour une existence complètement isolée.
Un climat d’insécurité et de méfiance s’installe dans la société, exacerbé par les médias traditionnels et les réseaux sociaux, qui continuent d’opérer sans véritable engagement en matière d’éthique journalistique et de responsabilité sociale.
Maria Fernanda Noboa Gonzalez, Doutora em Estudos Internacionais, Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales (FLACSO) - Ecuador
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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