L’une des victimes de ces faits qui se sont déroulés entre 2004 et 2016 s’est suicidée. Le directeur a été condamné en 2019 à huit ans de prison ; son bras droit avait écopé d’une peine de trois ans et quatre mois pour subornation de victime et avait été incarcéré en 2021.
Le scandale de la grâce présidentielle s’est rapidement transformé en crise politique majeure, qui a favorisé l’irruption d’un nouvel acteur sur la scène politique hongroise. Alors que les élections européennes approchent, voilà que les cartes sont rebattues.
Responsabilité politique, institutionnelle et morale
Lorsque le scandale a éclaté, Orban a choisi de se mettre en retrait, ne faisant aucune déclaration durant plusieurs jours. Face à la colère de la population et à l’absence de soutien du premier ministre, la présidente de la République Katalin Novák et la ministre de la Justice Judit Varga, signataires de la procédure de grâce, ont été contraintes à la démission le 10 février.
Pourtant, ces deux personnalités influentes étaient des piliers de la stratégie du parti Fidesz, qui compte très peu de femmes politiques de premier plan. Figure emblématique de la politique familiale du gouvernement entre 2014 et 2021 (elle a servi d’abord comme secrétaire d’État puis comme ministre sans portefeuille chargée de la Famille, et s’est signalée par ses positions conservatrices et natalistes), Novak, devenue présidente de la République en 2022 (en Hongrie, la personne occupant la présidence est élue par le Parlement), représentait le visage « féminin » du pouvoir, sa mission officieuse étant d’atténuer le virilisme assumé du régime Orban.
Parlant couramment plusieurs langues et à l’aise dans les sphères politiques européennes, Novák, de même que Varga, laquelle était pressentie pour être la tête de liste du parti Fidesz pour les élections européennes de 2024, étaient des atouts du gouvernement à l’international. Mais la disgrâce de Novák est si profonde que toute référence à son action a été effacée des archives du site Internet de la Présidence.
Pressé de tourner la page, Orban a insisté, lors de son adresse à la nation le 17 février, sur le devoir du gouvernement de "rétablir l’ordre moral et de remédier juridiquement à la situation" car "un enfant est intouchable, et tout abus visant un enfant entraîne la punition la plus sévère. Il ne peut pas être question de grâce dans ce cas". Il a pointé la responsabilité individuelle de Novák et conclu qu’après sa "faute politique", "la démission était juste". Il a aussi annoncé le durcissement de la loi sur la protection de l’enfance pour insister sur la probité du gouvernement et montrer sa détermination.
Quelques jours plus tard, avec la désignation par le Parlement du nouveau président de la République, Tamás Sulyok, l’affaire était close institutionnellement. La gestion de la crise en moins d’un mois semblait donc avoir été efficace car l’opposition, trop dispersée et peu réactive, n’a pas su saisir cette occasion pour attaquer et affaiblir le pouvoir en place.
C’était sans compter avec le retentissement moral qu’a eu l’affaire. En effet, des questions sans réponse et des zones d’ombre subsistent concernant la chaîne de responsabilités et les motivations des acteurs impliqués. Zoltán Balog, ancien ministre des Ressources humaines et évêque de l’Église réformée hongroise, a reconnu à demi-mot avoir soutenu la demande de grâce auprès de la Présidente, assurant ses fidèles de sa conviction de défendre un "innocent".
L’arrogance de Balog, qui refuse d’assumer sa responsabilité morale, évoquant plutôt une "chasse aux sorcières" de l’opposition à son égard, a choqué une large partie de la population. De plus, l’absence d’excuses publiques et le manque d’empathie à l’égard des victimes a ébranlé la confiance de certains soutiens de la majorité. En définitive, cette affaire a révélé au grand jour la dissonance de la communication politique de façade où les valeurs "nationales et chrétiennes" autour du triptyque Dieu-patrie-famille apparaissent comme des mots et des éléments de discours creux.
L’irruption d’un nouvel acteur sur la scène politique : le "phénomène Magyar"
C’est dans ce contexte de crise politique et morale que Péter Magyar, l’ex-mari de Judit Varga (la ministre de la Justice démissionnaire), a fait irruption dans l’espace médiatique hongrois.
Cet avocat, ancien diplomate à Bruxelles, jusqu’alors inconnu du grand public, s’est propulsé au centre de l’attention grâce à une publication Facebook dénonçant "les vrais responsables [qui] se cachent derrière les jupes des femmes". Il s’est positionné comme dissident du parti Fidesz, expliquant que c’est la démission forcée de son ex-épouse qui l’avait incité à critiquer publiquement le pouvoir. Son interview du 11 février sur la chaîne YouTube Partizán, média indépendant de renommée, est devenue virale avec 2,5 millions de vues en quelques semaines. Si son changement de camp politique peut susciter des interrogations quant à sa sincérité et à son caractère opportuniste, une chose est sûre : Magyar a su habilement forger un récit qui lui confère crédibilité et légitimité auprès d’une partie significative de l’électorat.
Magyar est devenu en quelques semaines un phénomène médiatique et s’est mué en acteur politique plébiscité, sa personne cristallisant l’espoir de l’opposition de voir l’unité du parti Fidesz se fissurer. Il s’est positionné rapidement comme opposant du régime avec l’objectif de défier Orban. Le succès de deux manifestations organisées en mars et en avril à Budapest l’ont encouragé à lancer la communauté "Debout, Hongrois" en référence au Chant national du poète révolutionnaire Petőfi, considéré comme héros national.
Maîtrisant les codes et outils de communication, il mène une campagne soutenue, feuilletonnant dans les médias son programme et ses objectifs politiques. C’est ainsi qu’il a révélé dans une mise en scène le 26 mars un enregistrement de deux minutes d’une discussion privée avec son ex-femme, mettant en cause un membre du gouvernement dans une affaire de corruption très médiatisée.
Il forge en effet son capital sympathie sur la dénonciation de la corruption et de la distribution de la richesse et du patrimoine national à un petit cercle d’oligarques. Dans ses discours, il met en avant un positionnement pro-européen, tout en insistant sur la nécessité de préserver l’identité nationale. Il promet ainsi de construire une communauté nationale et "une société hongroise moderne, européenne, où tous sont égaux et où le destin de chaque Hongrois compte vraiment". Sa stratégie qui consiste à construire une force centriste réunissant "conservateurs, démocrates, sociaux-démocrates et libéraux" n’est pas sans rappeler le "en même temps" d’Emmanuel Macron, qu’il cite abondamment en exemple.
Quelles perspectives pour les prochaines élections ?
Le lancement de campagne du Fidesz le 15 mars, lors de la commémoration de la révolution de 1848, avec le slogan "Nous devons occuper Bruxelles", a été éclipsée par le discours de Magyar, qui a réuni ce même jour une foule bien plus importante. Pendant que ce dernier domine la scène politique hongroise, il entrave le déploiement des éléments de langage du gouvernement, martelés depuis deux ans à propos de la guerre en Ukraine : "Nous sommes du côté de la paix". Orban présente en effet, avec sa rhétorique guerrière habituelle, "l’affrontement" qui se profile le 9 juin comme une confrontation "entre les forces favorables à la guerre contre les forces favorables à la paix".
À deux mois des élections européennes, le challengeur d’Orban, dont le parti politique TISZA (Parti du Respect et de la Liberté) vient d’être enregistré, jouit d’une popularité réelle et réunit, selon les sondages réalisés avant même la création de son parti, 12-15 % d’intention de vote.
Les attaques lancées à son encontre dans les médias et sur les réseaux sociaux via l’équipe d’influenceurs Megafon, payée par le gouvernement, ne semblent pas atteindre Magyar, pas plus que les révélations récentes de son ex-femme sur les violences conjugales subies durant leur mariage. En effet, au lendemain de la révélation de l’enregistrement privé évoqué ci-dessus, Judit Varga a raconté dans une interview sur Frizbi TV les moindres détails de leurs scènes de ménage et qualifié son ex-mari de "menteur" et de "manipulateur". Mais ce déballage médiatique orchestré par le pouvoir n’a pas réussi à décrédibiliser Magyar.
Par son charisme, sa capacité de persuasion, et par la construction d’un éthos de leader, il est devenu, pour un certain nombre de sympathisants, l’incarnation du "sauveur de la nation". Pour l’heure, sa percée ne semble pas menacer le Fidesz qui pourrait obtenir 47 % des suffrages, mais ébranle l’équilibre des partis d’opposition, très fragmentés. La Coalition Démocrate (DK), était créditée de 15 % d’intentions de vote avant l’apparition de Magyar, et les autres partis recueilleraient moins de 10 %. Le 9 juin prochain, l’enjeu est double, puisqu’en même temps que les élections européennes, la Hongrie organisera des élections municipales. Dans les rues et dans les sondages, les citoyens hongrois ont massivement exprimé, au cours des deux derniers mois, leur désir de changement ; ces sentiments seront-ils confirmés dans les urnes dans un peu moins de deux mois ?
Renata Varga, Maitresse de conférences en sciences de l'information et de la communication et membre du laboratoire GERiiCO, Université de Lille
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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