En Birmanie, la conférence de paix d’Aung San Suu Kyi se fait aussi dans la violence

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Le paon de Birmanie risque de disparaître. Cet oiseau est le symbole du parti d’Aung San Suu Kyi, la militante des droits de l’homme qui, aujourd’hui au pouvoir laisse pareillement s’éteindre des valeurs qu’elle défendait avec acharnement, pour faire montre d’un sens du compromis qui ressemble à de la compromission. Sa volonté affichée d’obtenir la paix dans un État fédéral ne peut cacher les moyens d’y parvenir. Elle permet toutefois à la Birmanie de respirer économiquement.

Il est des icônes médiatiques qui, lorsqu’elles obtiennent le pouvoir, témoignent d’un sens politicien davantage développé que le sens moral qui leur était supposé. Aung San Suu Kyi ferait-elle partie de celles-là, dont l’hagiographie est à réécrire,  qui n’apparaît désormais plus comme une pure militante des droits de l’homme ?

Alors que la désormais conseillère spéciale de l’Etat a organisé une conférence de paix, à laquelle prennent part les Kachins, les militaires birmans mènent une offensive cette ethnie. Parallèlement à la pacification négociée ou forcée à l’intérieur, la Birmanie s’ouvre au monde. Le Président américain, Barack Obama, a officiellement annoncé la levée des sanctions sur le pays le 8 octobre dernier, dont les avancées sont désormais considérées fiables .

Le 31 août dernier, Aung San Suu Kyi initiait une conférence de paix, dite « Panlong du XXIe siècle », pour mettre fin aux multiples conflits qui traversent la Birmanie, un pays comportant 135 ethnies. L’ancienne opposante historique à la junte militaire qui saigna diverses communautés, considérées comme inférieures à l’ethnie majoritaire burma, a ouvert la conférence par une invitation au dialogue :

« Si tous ceux qui ont un rôle à jouer [...] dans le processus de paix cultivent la sagesse de réconcilier différents points de vue pour le bien du peuple [...] nous serons certainement capables de bâtir l’union démocratique fédérale de nos rêves. »

Après des décennies de guerre civile, ces pourparlers semblent constituer un espoir pour toute la population birmane. La conférence de paix présente cependant un envers peu pacifique, l’armée gouvernementale a lancé, le 16 août dernier, une offensive contre la KIA, l’armée indépendantiste Kachin qui, méfiante, s’est tout de même assise à la table des négociations.

Aung Sang Suu Kyi, un espoir déçu ?

L’arrivée au pouvoir Aung Sang Suu Kyi, activiste des droits de l’homme, et fille du général et ministre Aung San qui avait participé au lancement de la conférence pour l’indépendance, dans la ville de Panlong en 1947– d’où l’intitulé de l’actuelle conférence – a suscité un espoir considérable dans le pays. Lors de la Conférence Panglong, le père de Suu Kyi avait prononcé cette phrase restée dans la mémoire birmane, peu avant son assassinat :

« Si les Birmans reçoivent un kyat, vous en recevrez également un. »

Il s’adressait ainsi aux Birmans non ethniques, rattachés à la Birmanie par la puissance coloniale britannique, dans la perspective d’un État fédéral oubliée avec le coup d’État de 1962 à la suite duquel les dictatures militaires se succédèrent jusqu’à ce qu’une junte de même nature tînt le pouvoir à lui seul de 1988 à 2011. Dans cette mosaïque d’ethnies parmi lesquelles les Birmans ethniques, les Bamars, représentent aujourd’hui autour de 70% de la population, les tensions sont très fortes entre le gouvernement et des groupes ethniques minoritaires dont les Kachins qui constituent environ 1,5% de la population. Et la répression gouvernementale est féroce, le régime des militaires a martyrisé les peuples non birmans ethniques.

Un chiffre témoigne de la volonté de répression, c’est celui des dépenses militaires, en baisse, qui est particulièrement élevé proportionnellement au budget de l’État. Si les dépenses pour les forces armées birmanes représentent en 2015 3,4% du PIB, soit légèrement plus que celles des États-Unis qui sont à 3,3%, le pays n’est pourtant en guerre avec aucun autre, hormis une certaine tension à la frontière avec la Thaïlande, et n’intervient nulle part comme force d’interposition. L’ennemi est à l’intérieur. Depuis 68 ans, la guerre contre les ethnies minoritaires a été d’une extrême férocité, et le viol est même autorisé comme moyen d’écraser des communautés jugées inférieures. Des prisonniers sont obligés de servir de porteurs sur les lignes de front, ce qui est considéré comme un crime de guerre.

Karens largement chrétiens et bouddhistes, Kachins majoritairement chrétiennes, musulmans rohingyas dans l’État d’Arakhan ou indépendantistes Shans essentiellement bouddhistes sont quelques uns des groupes ethniques puissamment réprimés qu’ils soient armés ou non. Le dernier opus de la saga Rambo a même été dédié aux chrétiens karens victimes, comme les autres ethnies, d’une guerre particulièrement inhumaine. Il a même fallu attendre 2012 pour que le Gouvernement annonce sa volonté d’interdire le travail forcé auquel devaient se plier les minorités sous peine de torture voire d’exécution ; enfants et femmes enceintes étaient également mis au travail.

Mais à la violence gouvernementale s’ajoute celle des bouddhistes, dont les moines, particulièrement à l’encontre des Rohingyas, ces musulmans présents depuis des siècles dans cette région de l’Arakan que les autorités essaient de présenter comme récents dans le pays. Ils sont 1,3 million, et 100 000 d’entre eux sont parqués dans des camps. Ils sont déchus de la nationalité birmane depuis 1982, car ils n’appartiennent pas aux « races nationales » contrairement aux autres ethnies, et pour leurs enfants il n’y a plus de certificat de naissance depuis les années 1990. Ils sont les grands oubliés de la conférence de la paix puisqu’ils ne sont plus birmans. Pour eux, Aung San Suu Kyi ne représente aucun espoir, tout comme certaines ethnies doutent d’elle après avoir entrevu l’espoir de la paix.

Avec la large victoire du parti d’Aung San Suu Kyi aux élections législatives de 2015, l’Occident saluait l’avènement d’une normalisation des rapports internationaux avec la Birmanie. Le prix Nobel de 1991 est connu en Occident pour sa lutte non violente, inspirée de Gandhi, contre la junte militaire birmane qui avait spolié de sa victoire aux élections législatives la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti que Suu Kyi avait contribué à fondé près de deux ans auparavant. Les militaires quasiment contraints, par peur d’une révolution, de permettre au peuple de renouveler le Parlement, placèrent Aung San Suu Kyi, secrétaire générale de la LND, et le général Tin Oo, président du parti et désormais militant des droits de l’homme, en résidence surveillée. L’ouverture démocratique lui permit d’être une nouvelle élue député en 2012 avant que son parti ne remporte facilement les élections législatives trois ans plus tard, ce qui permit à la Dame de Rangoun d’entrer au Gouvernement.

Aung San Suu Kyi ne peut se présenter à l’élection présidentielle, les militaires ont modifié la Constitution en 2008 pour empêcher toute personne parente d’un étranger d’occuper le poste suprême ; or le mari de Suu Kyi, l’historien Michael Aris, était britannique, comme leurs enfants. En attendant une révision de la Constitution, l’ancienne opposante cumule les fonctions ministérielles au point de devenir le numéro un du Gouvernement. Le 30 mars de cette année, elle entre au Gouvernement et devient ministre des Affaires étrangères, ministre de l’Éducation, de l’Électricité et de l’Énergie, mais également ministre de la Présidence.

Le 4 avril, elle abandonne l’Éducation et l’Énergie pour se consacrer à un nouveau poste créé sur mesure pour elle, celui de conseillère spéciale de L’État. Celle que l’on surnomme « mère Suu » est désormais l’équivalent d’un Premier ministre, et le Président Htin Kyaw, de la LND, est considéré comme n’étant que sa doublure. De fait, c’est elle qui dirige le pays, à côté des militaires, en attendant de pouvoir éventuellement devenir officiellement chef de L’État. L’armée contrôle quelques ministères stratégiques, la Défense, l’Intérieur et les frontières. La répression lancée contre les Kachin peu avant la conférence de paix aurait cependant pu être critiquée par la dirigeante qui souhaite assurer la transition en douceur. Au point de faire silence sur la brutalité des militaires.

Rapidement, après l’élection d’Aung San Suu Kyi en 2012, les ethnies minoritaires ont déchanté, particulièrement lorsque le nouveau député a prouvé être capable de flatter les militaires. S’ils l’ont privé de ses droits des années durant et ont fait l’objet de ses critiques pour leur politique répressive, les militaires sont désormais caressés dans le sens du poil par le chef de la LND qui espère gagner leur confiance pour devenir Présidente. Ainsi, elle se montre aux côtés de généraux lors de la parade annuelle le 27 mars 2013, nonobstant les crimes de guerre commis sous leurs ordres. Réalisme politique ? Peut-être, mais aussi ambition, au point de refuser de condamner les violences faites aux Rohingyas, au grand dam d’un autre prix Nobel de la paix, celui de 1989, le Dalaï Lama qui ne peut justifier son inertie.

Désireuse de voir les militaires, qui disposent d’un quart des sièges dans chacune des deux assemblées parlementaires et, de fait, d’un pouvoir de veto sur toute révision de la Constitution, l’aider à accéder à la Présidence, Aung San Suu Kyi veut également être bien vue de la population à 90% bouddhiste qui n’est pas choquée par les violences faites aux Rohingyas. Lors des attaques menées par des moines bouddhistes contre la minorité musulmane, la militante des droits de l’homme s’était tue, sous le prétexte qu’elle voulait éviter d’envenimer la situation par une critique ; une excuse peu crédible, car les Rohingyas ne sont pas en conflit, ils sont persécutés sans pouvoir se défendre. En 2015, face aux critiques de l’extérieur, elle a laissé son parti s’exprimer pour dénoncer le sort de cette communauté, mais a, pour sa part, gardé le silence.

Les chrétiens en tant que tels, et non seulement en raison de leur ethnie, seraient également ciblés par des groupes bouddhistes, notamment le mouvement nationaliste « 969 » qui diffuse des documents virulents envers le christianisme, « religion importée », et des baptistes auraient essuyé des jets de pierres.

Concernant les Kachin, mère Suu n’a pas bronché lorsque l’armée a piétiné la volonté de négocier de ces derniers et a envoyé l’artillerie à leur rencontre en 2011. La raison est toujours la même, ne pas s’aliéner l’électorat bouddhiste alors que les Kachins de Birmanie sont majoritairement chrétiens. La KIA ne demande pourtant plus l’indépendance, mais davantage d’autonomie, de respect du droit notamment foncier, par exemple face au Gouvernement qui décide d’inonder une vallée pour construire un barrage hydraulique. Il faut toutefois considérer l’intérêt de certains chefs kachins à voir le conflit perdurer, avec le pouvoir et les gains liés au trafic que cela suppose. La récente découverte d’un immense bloc de jade de 210 tonnes en territoire kachin, et d’une valeur estimée à 155 millions d’euros, risque d’aiguiser les appétits et accroître les tensions, les exigences de part et d’autre.

Si l’adjectif « cynique » est celui qui peut surgir le premier à l’examen du bilan tout à fait provisoire d’Aung San Suu Kyi, il convient également de ne pas oublier qu’un coup d’État est toujours possible, même si la junte a progressivement laissé le pouvoir entre les mains des électeurs sous la pression internationale. L’éventuelle ambition de la Dame de Rangoun pour elle-même n’exclut aucunement un calcul stratégique pour assurer la survie de la jeune démocratie.  Suu Kyi n’entend pas brusquer les généraux, il ne faudrait pas qu’ils se sentent humiliés.

La consolidation de la démocratie passe par le pragmatisme et non seulement de grands élans romantiques. Pour financer les formations politiques que son parti offrait, l’ex-opposante à la junte accepte l’argent d’Asia Green Development Bank, dont le propriétaire, Tay Za, est un proche de l’ancien chef de la junte, le général Than Shwe, et a fourni les militaires en armes. Les sanctions internationales contre le magnat et ses compagnies n’ont pas découragé la LND. Toutefois, si la prudence et le compromis ne s’opposent pas à l’activisme pour la démocratie, le silence sur les violations des droits de l’homme s’en éloignent trop fortement pour ne pas décevoir.

Aung San Suu Kyi, la garantie morale du commerce avec la Birmanie pour l’Occident

Soutenue par le Royaume-Uni et l’Amérique, Aung San Suu Kyi est la figure présentable pour justifier le commerce avec la Birmanie. Le Président Barack Obama vient de lever les dernières sanctions pesant sur Naypyidaw depuis 1989 suite à la démocratisation et à la volonté affichée par le pouvoir d’obtenir la paix pour toutes les ethnies. Des organisations militants pour les droits de l’homme avaient demandé à Washington de ne pas aller dans cette voie, par exemple Human Rights Watch qui estimait que si la finalité était la croissance de l’économie birmane, il y avait beaucoup d’autres moyens d’y parvenir sans retirer les restrictions imposées au pays, grâce auxquelles Aung San Suu Kyi dispose de son influence sur les militaires.

En juin 2015, le Trésor américain a levé les sanctions sur l’épouse du nouveau partenaire de la LND, le marchand d’armes Tay Za, séparée de lui depuis 10 ans ; en mars 2012, la Cour de justice de l’Union européenne avait, elle, annulé un règlement obligeant les États à geler les avoirs du fils du trafiquant au motif que le lien parental entre le fournisseur de la junte et le plaignant ne justifiaient pas cette sanction. La décision de la Cour était cependant dans la veine de sa jurisprudence, davantage que celle du Trésor américain qui préfigure peut-être des accommodements directs avec Tay Za.

Des années durant, la Chine a été le principal partenaire économique de la Birmanie et l’a soutenue devant les Nations unies. Même lorsque le régime militaire refusa l’aide internationale après le cyclone Nargis qui dévasta le pays le 2 mai 2008 et fit plus de  84 000 morts et près de 54 000 disparus, la Chine bloqua une résolution française qui prévoyait d’imposer une aide humanitaire au Gouvernement birman au motif que le Conseil de sécurité n’avait pas compétence pour ces questions. Seule l’Administration Bush put s’imposer à la junte et envoyer des appareils survoler le pays pour y larguer des vivres et du matériel médical. Après avoir soutenu le Parti communiste birman, la Chine, isolée et économiquement sanctionnée, s’était tournée vers la junte à la fin des années 1980 et avait fait de la Birmanie une zone de son influence. Cela lui permit d’investir dans les infrastructures birmanes, d’exploiter l’énergie du pays.

En 2011, la Birmanie décida de s’ouvrir commercialement à l’Occident afin de diversifier ses partenaires et rassurer les pays de la région qui s’inquiétaient de l’influence de Pékin sur elle. L’ouverture du pays met en concurrence les Américains et les Chinois, et ces derniers sont haïs par les Birmans, déjà xénophobes, pour s’être enrichis depuis environ 25 années en n’établissant, de surcroît, leurs contacts qu’avec le régime, sauf en ce qui concerne certaines ethnies amies comme les Was. Depuis 2011, Washington prépare l’établissement de relations commerciales avec Naypyidaw, et, alors secrétaire d’État, Hillary Clinton s’était rendue dans le pays en décembre 2011, en précisant qu’il fallait attendre avant de lever les sanctions. A terme, les Chinois pourraient être concurrencés dans l’exploitation des mines d’or, de jade ou de nickel , ou encore du couvert forestier riche en teck.

Désormais, la Chine entend jouer un rôle d’intermédiaire dans le processus de discussion entre le pouvoir et les ethnies minoritaires, dont certaines comme les Kokang  ou les Was sont proches d’elles et qu’elle soutient même en fournissant discrètement des armes contre son partenaire birman. Le puissant voisin tient aussi à ce que soit réglée la question kachin, des milliers de membres de cette ethnie se réfugiant sur son territoire. Pour les Chinois qui ont pu faire de la prospection minière, s’engager dans des infrastructures dans le nord de la Birmanie pendant les onze années du cessez-le-feu entre  le Gouvernement et l’armée rebelle kachin, la paix doit revenir. Une semaine avant la conférence, Aung San Suu Kyi s’est rendue à Pékin pour obtenir le soutien de son voisin. Après avoir protégé son terrain de chasse commercial par les blocages à l’ONU, la Chine tente de le sauver par sa participation à la paix.

Hans-Søren Dag


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