Le "zéro tolérance" face au harcèlement scolaire, brandi par le nouveau ministre de l’Éducation, suite au décret du 16 août 2023 sur l’exclusion de l’élève harceleur, montre tant la gravité de ce phénomène qui traverse l’école que la nécessité d’actes forts pour traiter cette menace qui pèse sur beaucoup d’enfants, d’adolescents et de familles.
Cependant, cette mesure révèle aussi l’impuissance dans laquelle se trouvent les institutions pour faire face à ces violences et fournir des espaces scolaires sereins et favorables au vivre ensemble.
Avec l’enchaînement des évènements violents, des tensions politiques et sociétales, l’école traverse aujourd’hui une crise de sens dont elle a du mal à sortir. La chronicité des souffrances au sein de l’institution scolaire dans sa globalité, renforce aussi les phénomènes d’exclusion et les violences symboliques.
Le harcèlement scolaire, un phénomène complexe
Le harcèlement scolaire est un sujet qui frappe l’école, souvent insidieusement, parfois bruyamment avec des conséquences dramatiques qui entraînent une importante couverture médiatique. Sa désignation est parfois une porte ouverte à des abus de langage qui peuvent avoir des conséquences psychologiques sur ceux qui en sont manifestement les victimes, ceux qu’on désigne comme étant les auteurs exclusifs, ainsi que sur l’entourage familial, scolaire et social.
En effet, l’une des caractéristiques du harcèlement scolaire est qu’il est souvent maintenu secret, caché au monde des adultes tant par les auteurs que les victimes et témoins. Ainsi, de nombreuses situations de harcèlement ne seront jamais révélées et impacteront profondément la construction identitaire des personnes concernées.
De même, de nombreuses situations, abusivement désignées comme "harcèlement scolaire", relèvent de la violence entre pairs, d’une conflictualité inhérente à la vie sociale des enfants et des adolescents.
Le terme harcèlement scolaire est relativement récent. Sa définition repose sur trois caractéristiques :
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l’intentionnalité de l’agression ou l’action négative ;
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la répétition dans le temps ;
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le déséquilibre des forces entre la victime et son ou ses agresseur(s).
Les recherches montrent la diversité du phénomène et l’importance de la prévention dans ce domaine. Pourtant, il est encore pris dans un regard simplificateur binaire entre harceleur et harcelé, auteur et victime, avec une dimension moralisatrice qui empêche parfois de comprendre la complexité des processus psychologiques et sociaux sous-jacents dont la prise en compte permettrait de traiter le sujet de manière profonde et pérenne.
Exclure, et après ? Les effets sur les enfants
Si le dernier décret sur l’exclusion et le déplacement de l’élève harceleur admet la nécessité de reconnaître la souffrance de l’élève harcelé, cette mesure s’inscrit dans une logique sécuritaire, laissant de côté la dimension inter-humaine, éducative, fondamentale pour accompagner tant la victime que l’auteur.
La mesure interroge à plusieurs niveaux. Elle intervient en effet comme si le harcèlement scolaire se faisait strictement entre les murs de l’école, et dans la classe. Or, c’est surtout dans les espaces entre-deux que cela se passe : à l’entrée ou à la sortie de l’école, sur le chemin de l’école, dans le bus, parfois dans le quartier, et souvent, presque régulièrement sur les réseaux sociaux. La mesure omet donc une grande partie de ce processus qui n’est pas localisable dans un espace physique.
Pour l’enfant victime de harcèlement, la mesure d’éloignement du harceleur, si elle n’est pas accompagnée, ne garantit pas l’arrêt du harcèlement – dans d’autres espaces, ou par d’autres élèves. Elle risque aussi de le figer dans un statut de victime, ce qui risque de le fragiliser davantage et de le stigmatiser en tant personne vulnérable. D’autres fois, le sentiment de culpabilité, assez fréquent chez les victimes de violences, et de peur de représailles, se poursuit. Beaucoup d’enfants harcelés continuent d’avoir mal au ventre chaque matin en allant à l’école, notamment de peur que de croiser le harceleur, ou ses amis.
Pour l’enfant auteur d’actes de harcèlement, bien que le fait de le confronter à ses responsabilités soit crucial, l’éloignement n’est pas du meilleur augure pour la suite de son parcours. Déplacé dans un autre établissement, il porte avec lui comme un boulet le stigmate de "harceleur" et risque à son tour soit de vivre des formes de rejet et de marginalisation, soit de poursuivre un "parcours" de harceleur, en s’inscrivant dans des logiques de survie, à travers une appropriation du stigmate, pour exister aux yeux des autres.
Dans les deux cas de figure, la violence de la situation n’est ni entendue ni accompagnée. Or pour qu’un enfant ou un adolescent soit capable de telles violences intentionnelles, il faut qu’il soit lui-même dans une grande détresse et ce manque de repères nécessite qu’on s’occupe de lui. Par ailleurs, des études montrent que les politiques basées sur les sanctions n’améliorent pas le sentiment de sécurité ni le comportement des élèves. Dans certains cas, le harcèlement continue, discrètement, en contournant la sanction.
D’autant plus que de nombreuses études ont montré que le harceleur et le harcelé présentaient souvent des vulnérabilités similaires, de crainte de l’autre, une fragilité au niveau émotionnel. Beaucoup auraient des "destins" similaires en termes de parcours psychosociaux, des difficultés en termes de santé mentale (décrochages, addictions, troubles de stress post-traumatique, comportements à risques, difficultés relationnelles, violences dans les relations amoureuses, etc.).
Troubles dans le périmètre et l’identité de l’école
Continuer à traiter le problème selon des logiques binaires et excluantes risque d’avoir des effets délétères sur la construction psychique des enfants et des adolescents, mais aussi d’amplifier le problème, car la violence de fond n’est pas traitée.
Un autre risque est celui de renforcer le trouble dans la fonction et l’identité même de l’école, piégée par ses propres paradoxes : s’agit-il d’éduquer dans une logique de transmission ou sanctionner dans une logique pénale ? Comment, en tant qu’adultes, transmettre des valeurs que l’on n’applique pas soi-même, ou que l’on applique qu’en surface ? Ces mesures et dispositifs, comme bien d’autres, souvent légitimes et justifiés, quand ils sont appliqués de manière isolée et superficielle, cochent la case du devoir bien fait, mais portent le poids d’un évitement des questions de fond, et l’illusion d’éradiquer la violence par l’exclusion.
La sidération des adultes face à de telles violences enclenche des mécanismes similaires. Plutôt que de faire preuve d’empathie envers les enfants, l’environnement juge, sanctionne, s’effraye, protège en hissant les murs et en renforçant les clivages. Le "harcèlement scolaire", basé sur la violence de l’exclusion et le rejet de l’autre, est finalement un symptôme contemporain chargé d’héritages identitaires complexes, qui héberge et cache en même temps des maux de l’école et de la société, actuels et lointains. En plus de mal-être des enfants, il interroge les rapports entre les générations, mettant en lumière l’échec des figures d’éducation et de transmission, dans les espaces privés, institutionnels et publics.
Particulièrement dans les situations de harcèlement, les enfants règlent souvent tout entre eux… persuadés que les adultes ne peuvent ni les comprendre ni les protéger, et ce même après des mesures de sanction et de protection d’une situation de harcèlement connue.
Au-delà de la figure du coupable, retrouver le sens de l’école pour rebondir
Ainsi pour faire face au harcèlement scolaire, il est important de dépasser les tensions et les non-dits dans l’école, autrement qu’en les marquant par des bannières maintenant l’illusion que l’école irait mieux si on identifiait un coupable à exclure. Les mesures de sanctions ne peuvent être utiles et bénéfiques pour la victime, l’auteur ou les témoins que si elles sont pensées et articulées avec des démarches personnalisées d’accompagnement des enfants, des professionnels et des familles concernés par ces situations.
Ces accompagnements ne peuvent être efficaces sans le rétablissement d’une relation de confiance réciproque entre l’enfant et l’école. Il s’agit avant tout de réhumaniser les liens d’éducation, y compris ceux de la sanction lorsque celle-ci est pertinente. Cela passe par le lien interhumain et les mots, seuls garants de l’efficacité des mesures et des techniques. Celui qui est nommé, désigné comme le harceleur est aussi un être humain, un enfant qui a besoin d’accompagnement dans l’apprentissage de la considération de lui-même et de l’autre. Ainsi le risque est-il grand que ce décret et les mesures qui en découlent assurent principalement l’illusion de traiter le problème, en pensant avoir écarté sa source.
Amira Karray, Maître de conférences en psychologie clinique, Laboratoire LPCPP EA3278, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
La Rédaction