Alors que Nadia Murad et Lamiya Haji Bachar, deux anciennes esclaves sexuelles de la communauté irakienne des Yézidis, ont reçu le prix Shakarov pour la liberté de l’esprit, le 26 octobre dernier, l’agence Reuters a publié le 1er octobre les règles juridiques établies par le Califat de l’État islamique concernant les esclaves sexuelles. La contravention à ce règlement, qui encadre la barbarie, expose celui qui s’y risque au fouet ou à la peine de mort.
En reprenant des villages jusque là soumis au Califat, les forces irakiennes ont trouvé des écrits sur le licite et l’illicite. La législation de l’État islamique porte sur tout un spectre de thèmes, de l’interdiction des antennes paraboliques, afin de préserver les habitants sous son autorité de l’immoralité des programmes télévisés, à la définition de la barbe comme les « cheveux qui poussent sur le visage et les joues ». Mais ce sont surtout les critères retenus pour légitimer et encadrer l’esclavage sexuel qui dérangent le plus. Il s’agit de la question du « butin de la guerre » dont le sort est défini par le Département des prisonniers et des affaires de la femme, un intitulé de ministère qui donne une idée de la place de ces dernières sous ce régime.
Une brochure rose et rouge explique en trente-deux points sous forme de foire aux questions comment traiter les femmes captives. Il s’agit essentiellement de prisonnières yézidies et chrétiennes. D’après le document, un haut clerc de l’État islamique peut répartir des captives entre ses combattants ; et, si elles ne sont pas musulmanes, elles peuvent même être prises seulement comme concubines, ce qui constitue une fiction permettant de ne pas dépasser le nombre maximum d’épouses qu’autorise la Sourate 4 verset 3 si un homme peut les entretenir de manière égale, quatre simultanément. Les militants sont autorisés à posséder deux sœurs en tant que concubines, mais à n’avoir de relations sexuelles qu’avec l’une d’elles, et il est interdit de partager ses concubines avec un autre militant tant que la relation n’est pas achevée. La pédophilie est également réglementée, et les filles prépubères peuvent être prises comme concubines, mais les relations sexuelles ne comprennent pas la consommation.
Déjà en décembre 2015, les militaires américains avaient découvert de la littérature de ce genre à l’occasion d’un raid contre un dirigeant de l’État islamique en Syrie. Elle précisait qu’un père et son fils ne pouvaient avoir des relations sexuelles avec la même femme, interdisait la pénétration anale ou les relations intimes avec les femmes indisposées ou enceintes. D’ailleurs, la fatwa prohibait l’avortement. Une femme qui était la propriété de deux militants du Califat échappait aux relations sexuelles avec eux, et étonnamment le texte recommandait de se montrer gentil avec les femmes esclaves ou de ne pas leur imposer un joug trop lourd. Un tel souci de leur quiétude étonne puisque l’esclavage sexuel ne peut être gentil, mais cette préoccupation ne prend en compte que la perception des islamistes.
L’éthique intéressée de la barbarie sexuelle
Il s’agit là d’une pratique autorisée non seulement par l’État islamique, mais par d’autres groupes djihadistes comme le Front al-Nosra, aujourd’hui rebaptisé « Front Fatah al-Cham ». La juxtaposition de la barbarie et d’une éthique n’est pas nouvelle, les nazis eux-mêmes pouvaient tenter de nourrir des nouveau-nés, sans le faire correctement, que leurs mères ne pouvaient allaiter, alors que ces enfants étaient de toute façon promis à la mort.
Pour l’État islamique, violer sa concubine captive n’est pas un crime, mais avoir des relations sexuelles avec elle pendant les menstrues si
La société du Califat est très règlementée, non pas par la notion du bien et du mal, mais celle du licite (halal) et de l’illicite (haram), conception variant selon les communautés. Faire du mal aux femmes et aux filles n’est pas une faute morale, elles sont des biens ; cependant, il s’agit de bien sensibles, pour les islamistes, et il faut aussi en tenir compte. Ainsi, est formé un compromis entre la toute-puissance du propriétaire mâle, dans le cadre du droit de l’État islamique, et la nécessité de ne pas épuiser au-delà du possible ses esclaves. Il en va de même concernant les autres règles, et leur application révèle l’absurdité du système de ces militants par rapport aux valeurs occidentales et relativement universelles depuis la Seconde Guerre mondiale : violer sa concubine forcée n’est pas un crime, mais avoir des relations sexuelles avec elle pendant les menstrues est passible de lourdes sanctions, car cela est interdit en islam. Si l’on se place du point de vue des militants, cela semble cohérent, puisque la femme captive est avant tout un bien, une propriété, et que personne ne viole sa propriété.
Pousser sa propriété au-delà de ce qu’elle peut physiquement ou psychologiquement endurer revient à se nuire à soi-même, selon cette approche. C’est pourquoi les hommes refusent même d’exécuter leurs esclaves qui les supplient de mettre fin à leur parcours. La propriété serait cependant imparfaite si la femme était déjà enceinte avant son achat, le concubin ne saurait reconnaître un enfant conçu avant ou après le rapt de la malheureuse, notamment parce que, historiquement, la charia interdit aux hommes détenant des prisonnières d’avoir des enfants avec elles ; la solution est trouvée, la captive doit régulièrement prendre la pilule contraceptive, même sous l’œil prudent de son maître, rapporte le New York Times dans un article du 12 mars dernier. C’est ainsi que seulement 5% des 700 femmes yézidies régulièrement violées qui ont été recueillies dans un dispensaire des Nations unies sont tombées enceintes, selon le Dr Nagham Nawzat.
Les contrôles sont réguliers et même lors de l’achat ; une jeune femme de 18 ans raconte que la mère d’un jeune militant du même âge qu’elle l’a emmenée à l’hôpital juste après son achat en la prévenant que si elle était enceinte, elle serait renvoyée au vendeur, avant d’annoncer fièrement à son fils qu’il pouvait finalement consommer. Une fois ce dernier lassé de la captive, il l’a offerte à son frère qui ne s’est cependant pas assuré de l’éventualité d’un état gravidique. La rescapée raconte que plusieurs hommes ne cherchent pas à se renseigner à ce sujet, en dépit du risque de contrevenir à la loi.
Abdal Ali affirme, lui, que sa sœur, déjà au deuxième trimestre de grossesse au moment de son enlèvement, était forcée de prendre la pilule contraceptive, son propriétaire espérant la voir ainsi perdre son enfant, mais elle cachait la cachait sous sa langue avant de la recracher. Une jeune femme raconte que lorsqu’elle a été revendue, la boîte de pilules était comprise dans la transaction. Évidement, les filles vierges ne sont pas soumises à un quelconque test, et les acheteurs peuvent de suite s’en emparer, tandis que celles qui ne le sont plus sont d’abord soumises à une « purification » de leur utérus.
La désindividuation par l’obligation de raconter les abus sexuels subis
Comble de l’abjection, une jeune victime de 17 ans explique que les femmes violées doivent raconter à leurs parents par le menu détail ce qu’elles subissent. Il ne suffit pas d’enlever des filles et des femmes à leurs familles, il faut encore, pour ces hommes, rompre le lien psychologique entre elles par l’instauration de ligne de honte. Dégrader publiquement ces victimes en les obligeant à narrer leur sordide calvaire peut détruire leurs relations familiales, la gêne étant susceptible d’être trop lourde pour encore regarder ses proches dans les yeux après leur avoir décrit l’atteinte à leur intimité. Quand bien même les proches savent, sans avoir besoin de témoignage, ce que subissent physiquement ces femmes, le fait de les contraindre à le révéler avec précision ajoute de la honte à la honte, surtout dans une société marquée par le tabou. Tout leur est pris, jusqu’au choix de parler ou non du drame vécu, sauf la vie parce qu’elles ne seraient plus utiles mortes. La jeune victime, pas encore majeure, qui relate cette contrainte, explique son sentiment :
« Pour nous détruire encore plus, ils nous forcent à raconter à nos parents les détails sordides des atrocités qu’ils nous font subir. Ils se moquent de nous et se sentent indestructibles. Ils se prennent pour des surhommes mais ce ne sont que des individus sans cœur. »
La pudeur fait partie de l’humanité, elle est nécessaire à l’individuation de chacun, la construction de sa personne. L’intimité, sexuelle ou non, se partage avec les personnes choisies, librement pour que ce partage se situe toujours dans la pudeur. Dans ce terrible moment de solitude en présence de leurs familles à qui elles doivent avouer des secrets sous la surveillance de leurs prétendus concubins, ces jeunes femmes se voient exclues de la nécessité d’une pudeur qui les différencie de leurs parents à qui elles ne sont pas censées dévoiler tout ce qui se passe dans leur vie intime.
Cette coercition est l’ultime étape de la dépersonnalisation, puisque la personne n’est plus seulement un bien, mais elle doit même expliquer en quoi elle est un bien. Dans la très rigoriste société de l’État islamique où le vêtement de la femme est d’une importance capitale, le léger dévoilement est déjà une grande offense à la pudeur. Dès lors, l’obligation pour une femme de donner à ses proches un inventaire des sévices subis, témoigne de la volonté des propriétaires d’atteindre le paroxysme de l’annihilation de la pudeur, c’est-à-dire de l’individuation.
Ces filles et ces femmes, dont plusieurs sont achetées sur les réseaux sociaux, n’ont plus forcément d’espoir. Certaines fillettes sont même devenues muettes tant le traumatisme subi les a brisées, et des femmes ne désirent plus que la mort. Cependant, certaines de celles qui ont pu s’échapper, espèrent reconstruire leur vie. Parmi les combattant kurdes qui entrent ces jours-ci dans Mossoul, se trouvent des femmes yézidies. Environ 2 000 d’entre celles qui ont pu s’échapper des mains de leurs propriétaires ont choisi de s’engager dans les rangs des Peshmergas, sous le nom de « Force des femmes du Soleil », en référence à leur culte, pour reprendre autant que possible le contrôle de leur destin et retrouver leur fierté en combattant dans la Plaine de Ninive.
Hans-Søren Dag