Cet entretien est publié dans le cadre des activités de la Plateforme Violence et sortie de la violence (FMSH) dont The Conversation France est partenaire. Marc Le Pape et Jean‑Hervé Bradol interviendront dans le séminaire dirigé par Michel Wieviorka, Jean‑Pierre Dozon, Yvon Le Bot et Farhad Khosrokhavar le 11 janvier 2018 à 17h30 à la FMSH. Sur inscription.
Pour écrire votre livre Génocide et crimes de masse. L’expérience rwandaise de MSF, vous avez enquêté sur les opérations humanitaires menées dans la région des Grands Lacs lors de violences extrêmes contre des Rwandophones entre 1990 et 1997 ? Vous avez en particulier étudié les archives de Médecins sans frontières à Paris, quelles questions posiez-vous aux archives ?
Marc Le Pape : Concernant les opérations humanitaires ce qui est généralement méconnu ou peu connu c’est le concret du travail des équipes de terrain dans des situations de violences extrêmes. C’est pour cela que notre enquête dans les archives a été particulièrement attentive aux messages qui venaient du terrain alors que la plupart des études publiées s’intéressent beaucoup plus au niveau macro-politique, macro-humanitaire. Ce niveau « micro » nous a permis d’observer des opérations dans la durée de leur évolution : quelles négociations furent nécessaires pour les ouvrir et les maintenir ? Négociations avec qui ?
Notre but a été constamment de rechercher comment les équipes percevaient leurs contextes d’intervention, quelles informations elles recherchaient sur place pour conduire leurs actions. Nous avons donc examiné les recherches d’informations : quels contacts elles impliquaient avec les autorités politiques et militaires, les multiples autorités locales, les agences des Nations unies présentes dans les pays des Grands Lacs, les acteurs d’ONG locales et internationales, les religieux, enfin avec les personnes présentes dans les lieux de secours, dans les services médicaux, dans des camps.
Nous avons aussi observé le rapport entre ces terrains, les capitales nationales et les sièges des différentes sections MSF. Nous avons suivi les récits qui circulaient du terrain vers le haut ; nous avons observé comment les sièges de l’association réagissaient à ces récits de violences, d’intimidations, d’interdictions : quelles présentations des violences étaient alors élaborées, et défendues publiquement. Nous avons par exemple examiné l’ensemble des documents permettant de restituer, des alertes aux déclarations publiques, la progressive compréhension par les humanitaires qu’il s’agissait, au Rwanda, en 1994, d’une extermination systématique et organisée des Tutsi.
Les intervenants humanitaires ont-ils été les témoins de violences extrêmes ?
Jean‑Hervé Bradol : Nous prenons comme point de départ la première intervention de MSF au Rwanda en 1982 et poursuivons jusqu’à fin 1997, dernière année où l’ampleur des massacres que les populations rwandophones subissent distingue ces dernières des autres populations de la région.
Il est frappant de constater à quel point les travailleurs humanitaires deviennent, de manière récurrente à partir de 1994, les témoins oculaires de violences, de meurtres et de massacres à grande échelle. En effet, il est rare qu’ils soient témoins de ce type de scènes. Ils travaillent généralement à distance des lieux où les massacres sont perpétrés et les exécuteurs restent le plus souvent anonymes, ce qui n’est pas le cas ici. Il s’agit au Rwanda en avril 1994 d’une expérience extrême et quasi-inédite du moins pour MSF : la présence d’humanitaires au moment où s’effectuait le tri entre ceux qui allaient mourir et ceux qui seraient épargnés. Les employés rwandais sont aussi victimes, et parfois complices ou co-auteurs de ces crimes.
Plus de 200 employés MSF de nationalité rwandaise sont exécutés durant la période du génocide au Burundi, il y a eu plus d’une vingtaine d’assassinats de membres expatriés d’organisations internationales, également à la même période.
Pouvez-vous évoquer quelques situations de violence dont les intervenants MSF ont été témoins directs et quelles « instructions » elles en ont tirées, ou pas ?
J.-H.B : Lors de mon travail à Kigali en avril 1994, on se préparait à une grande éruption de violence, les premiers jours après l’assassinat de l’ancien président rwandais Juvénal Habyarimana. On pensait à des représailles contre les Tutsi, mais on n’imaginait pas que ça allait être « Tuez-les tous ».
Notre équipe comme d’autres – le chef de délégation du Comité international pour la Croix-Rouge (CICR) en particulier – avons vite compris que, du moins à Kigali, le déroulement de l’extermination des Tutsi ne résultait pas d’un chaos, d’un contexte anomique, mais qu’il était organisé. C’était terrible, nous savions que l’armée distribuait des armes aux miliciens qui contrôlaient les barrages, et qui rendaient ainsi plus que risqué d’évacuer des adultes tutsi blessés vers l’hôpital du CICR – s’ils étaient pris, ils étaient exécutés.
Plus tard, des intervenants MSF ont été aussi témoins directs de la situation épouvantable dans les prisons en intervenant dans la prison de Gitarama en septembre 1994-mai 1995 (3 000 prisonniers dans une prison faite pour 400 personnes, 800 morts durant cette période). Ces personnes étaient arrêtées sur simple dénonciation. Nous étions les médecins de ces gens-là : nous étions ainsi obligés de nous rendre à l’évidence sur la politique du nouveau régime, sur les crimes commis par l’ex-rébellion.
Entre autres faits très graves, le massacre de Kibeho en avril 1995 par le nouveau pouvoir fut perpétré dans un camp de déplacés internes par la nouvelle armée rwandaise, issue de la rébellion : plusieurs milliers de personnes furent tuées sous les yeux des membres d’une équipe de soins MSF. On a fini par se convaincre qu’un crime de masse, le génocide des Tutsi, pouvait faire ignorer d’autres crimes de masse attribuables aux nouvelles autorités.
En tant que sociologue, Marc Le Pape, avec vous pris connaissance d’éléments dont auparavant vous n’évaluiez pas l’importance pour les ONG d’assistance ?
M.L.P. : J’ai notamment appris l’importance extraordinaire – et le temps – accordée au dénombrement des populations : celles des camps, celles en fuite, celles victimes, celles secourues.
La fréquence des dénombrements était évidemment justifiée pour des institutions humanitaires, notamment lorsqu’il leur fallait calculer l’importance des approvisionnements à transporter sur les terrains. Dans le cas des ONG de secours, ils avaient aussi une importance politique, pour étayer les témoignages, pour faire reconnaître l’existence d’événements meurtriers qu’ils avaient appris, pour contester d’autres annonces se déclarant fondées sur des nombres.
Il y eut ainsi une polémique au début de la destruction des camps de Rwandais réfugiés au Zaïre par l’Armée patriotique rwandaise en 1996. À la suite de ces destructions, le Rwanda affirmait que tous les réfugiés étaient rentrés au pays, la destruction des camps n’était donc pas un problème, mais plutôt une réussite. Or, il est apparu rapidement que, si environ 600 000 personnes avaient été poussées au retour, il en restait quelques 500 000 au Zaïre qui étaient en fuite et qu’il fallait protéger.
C’est dire si les chiffres étaient immédiatement transformés en argumentaire politique par les différents protagonistes. Ainsi certains États et ONG appelaient à une intervention armée pour protéger ces 500 000 réfugiés, à quoi le Rwanda et les USA rétorquaient qu’il n’y avait plus de réfugiés, mais un nombre limité de criminels en fuite. Au bout de peu de temps l’existence de plusieurs centaines de milliers de Rwandais en fuite à l’intérieur du Zaïre ne put être niée. Reste toujours incertain le nombre de ceux qui périrent, soit exécutés par des militaires de la nouvelle armée rwandaise, soit trop affaiblis, exténués.
Marc Le Pape, sociologue (Institut des mondes africains), École des hautes études en sciences sociales (EHESS) and Jean-Hervé Bradol, Médecin, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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