Débat : Comment repenser les comparaisons internationales en éducation ?

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Comment connaître le niveau des élèves d’un pays en mathématiques ou en lecture, en résolution de problème ? Le niveau des petits Anglais baisse-t-il ? Monte-t-il ?

Tout le monde, aujourd’hui, dispose des points de repère nécessaires pour se faire une idée assez juste des performances des systèmes d’éducation : les rapports de comparaison internationale établis par des organisations telles que l’Unesco (notamment l’Institut de statistiques de l’Unesco), l’Union européenne ou l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) sont accessibles au grand public, les méthodes connues et présentées.

Ces rapports sont même harmonisés en sorte que ces grandes organisations se sont entendues sur ce qu’elles mesurent, et comment. Certes, tout n’est pas parfait et la critique des indicateurs internationaux existe ; il est de bonne démocratie qu’elle puisse s’exercer si tant est que les chercheurs puissent avoir un accès aux systèmes d’information des administrations scolaires devenues de véritables citadelles. Si les rapports sont bien accessibles au grand public, les informations nécessaires à ces rapports (par exemple, les résultats des enquêtes avant synthèse) restent confidentiels.

Marc-Antoine Jullien de Paris (1827)
Wikimedia

Le lecteur aura déjà compris que les analyses internationales portent essentiellement sur l’école, très peu sur l’éducation familiale, presque jamais sur l’éducation non formelle (qui n’entre pas dans les systèmes d’information nationaux). Il reste donc des pans entiers d’explication des traditions éducatives méritant d’être explorés au sein de la discipline de l’éducation comparée, science née au XIXe siècle grâce au français Marc Antoine Jullien de Paris. Il est au reste significatif que de nombreuses disciplines de la comparaison soient nées au cours du XIXe siècle comme l’a montré Cécile Vigour : le droit comparé, la littérature comparée, et d’autres encore, l’anthropologie notamment.

Des indicateurs à remettre en contexte

C’est bien cet enchâssement de l’éducation comparée dans un ensemble plus vaste qu’il conviendrait de saisir tant la dynamique actuelle, au plan national et international, semble réduire l’analyse internationale à l’utilisation d’indicateurs chiffrés dont l’usage est légitime mais insuffisant. La mise en lumière des progressions ou des régressions chiffrées, tout utile qu’elle puisse être, s’inscrit dans un temps très bref qui ne correspond en réalité pas au temps long, voire très long de l’éducation. C’est bien là tout le problème.

Une dimension connexe à l’éducation comparée s’est invitée au sein de la discipline : l’anthropologie culturelle et les travaux liés à l’interculturalité, ceux de Carmel Camilleri notamment ont fait école. L’ethnologie et l’anthropologie de l’éducation se sont en effet souvent mêlées à la discipline de l’éducation comparée. Souvent suspecté d’une forme de complaisance vis-à-vis de l’anti-républicanisme voire même de compromission avec le relativisme culturel, cet aspect est difficilement dissociable de la discipline.

Mais il est une autre dimension qui semble devoir être mieux mise en œuvre au sein de la discipline comparative en éducation, car elle présente de nombreux avantages pour comprendre certains enjeux contemporains en éducation. Il s’agit d’une approche civilisationnelle. Le terme d’approche est nécessaire car il ne s’agit pas, pour comprendre l’éducation d’aujourd’hui, de connaître toutes les civilisations dont la moindre des caractéristiques est la longue durée, l’étendue des productions et la complexité de leur développement. Il ne s’agit pas, non plus, pour la personne qui tente la comparaison de limiter ses centres d’intérêt à la philologie, à l’anthropologie religieuse, à l’histoire du droit, à la psychologie comparée, etc.

De quoi s’agit-il ? Il s’agit de faire humblement bonne place à la connaissance des civilisations. On peut sans rougir nommer cela « culture générale » et y placer comme l’on voudra l’histoire, les arts, la littérature, les systèmes de droit, les religions, les traditions culinaires et musicales, le soin du corps, la maladie, l’apprentissage, l’amour et les sciences, l’étude et la lecture… la liste est longue. Pourquoi ? Sans doute d’abord parce que la recherche de sens oblige à ce détour de fréquentation du temps long.

L’océan des civilisations

Présentez un cours à des étudiants consacré à des indicateurs internationaux en éducation et proposez un cours à ces mêmes étudiants sur l’histoire des civilisations et de l’éducation, je laisse au lecteur le soin de deviner quel est le cours le plus recherché : la demande est là, les jeunes souhaitent parler du temps long.

Parlons de bienveillance en éducation et voyons comment la notion de faute, de pardon, de réparation, de chance ou de risque peut être abordée dans différentes civilisations. Pourquoi, dans la tradition juive, au moins à partir du premier siècle de l’ère vulgaire, est-il plus important de construire une école qu’une synagogue ? Quel est le statut de l’étude, de la contradiction dans l’exégèse juive, chrétienne, musulmane ? Que signifie le fait d’étudier dans ces traditions ? Et dans le monde occidental ? Et au fait, qu’est-ce que l’Occident ? Et l’Orient ?

Que faut-il pour que l’éducation comparée se resaisisse enfin de ces dimensions ? Il ne faut pas nécessairement abandonner l’usage des indicateurs et de la mesure, mais il convient également de faire recours aux grands récits. On sait que l’océan des civilisations est vaste et que l’eau y est profonde, mais on peut apprendre à nager et devenir un bon nageur sans traverser les mers et sans être soumis au chronomètre.

Si l’on devait scruter un indicateur de mesure d’accès à l’éducation scolaire, celui de la parité garçon-fille par exemple pour le calcul des taux de scolarisation, indicateur peu contestable du point de vue de son utilité, on pourrait sans doute mieux comprendre par l’étude de certaines grandes traditions religieuses pourquoi les filles demeurent reléguées hors de l’école et mariées si jeunes. Dans ce contexte, l’idée que le levier du changement peut être la transformation de l’exégèse religieuse n’apparaît pas clairement, or c’est bien de cet aspect-là dont il faut s’emparer et pas seulement des dispositifs scolaires. Les sociétés peuvent changer lorsqu’on rediscute des points de doctrine que l’on croit éternels ou figés, mais faut-il encore pouvoir prendre le temps de les chercher.

Une autre échelle temporelle

On doit à Lê Thành Khôi d’avoir tardivement ouvert la voie à l’étude de l’éducation dans les civilisations dans deux ouvrages importants : Éducation et civilisations (Tome 1 : Sociétés d’hier, Tome 2 : Genèses du monde contemporain. L’apport de Lê Thanh Khoï est assez exemplaire d’une démarche intellectuelle qu’il conviendrait de rendre plus générale.

D’abord intéressé par le caractère politique de l’éducation, il s’est ouvert à la question des civilisations après avoir pris conscience des limites de la mesure internationale en éducation. La commande de ses travaux par l’Unesco a été salutaire. Pourquoi l’éducation comparée ne fait-elle pas plus de cas de cette ouverture-là ?

Les urgences de la mesure de l’efficacité et de l’efficience des systèmes semblent l’avoir emporté. Mais que sont les évolutions des indicateurs au cours de dix années au regard d’une culture et d’une civilisation ? Nos existences sont-elles si importantes et si centrales qu’il faille tout ramener à notre durée de vie ?

Dans un article paru en Italie, Andrea Canevaro et moi-même nous interrogeons sur l’optimisme, cette dimension psychologique et civilisationnelle qui semble souvent devoir être mise en brèche dans les systèmes d’éducation où la peur, le stress, la contrainte et le tri font interminablement leur œuvre.

Si l’on veut comprendre aujourd’hui les enjeux de la géopolitique et de l’éducation, l’étendue du pouvoir d’influence d’une civilisation sur une autre, le rejet d’une civilisation par une autre, avons-nous d’autres choix que de replacer la discipline dans cette orbite ? Les questions pédagogiques ne sont pas uniquement scolaires, elles font aussi appel à de longues traditions où philosophie, histoire, droit, esthétique, littérature et sciences tissent une toile dont il serait bon qu’on puisse en comprendre un peu mieux les motifs.

Denis Poizat, Professeur des universités, laboratoire Education, Cultures, Politiques, Université Lumière Lyon 2

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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