Dans la Rome antique, le dictateur n’était pas toujours un despote

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« Macron dictateur ! ». Ce slogan a été entendu un peu partout en France lors des manifestations contre le passe sanitaire, le 17 juillet 2021.

Selon certains opposants à Emmanuel Macron, la France serait sur le point de devenir une « dictature ». Une « dictature sanitaire » précisément, dans le sens où l’épidémie de Covid-19 servirait de prétexte à l’instauration d’un régime autoritaire par l’actuel président de la République.

Mais qu’est-ce au juste qu’un dictateur, au sens antique du terme ?

 

La dictature romaine

Le terme dictator apparaît à Rome il y a environ 2500 ans. Il désigne un magistrat investi de pouvoirs extraordinaires pour gérer les affaires de l’État lors d’une période de crise. Le Sénat, conseil de la cité, adoptait le principe du recours à un dictateur et chargeait l’un des deux consuls (principaux magistrats élus chaque année à la tête de la République romaine) de le désigner parmi les anciens consuls.

D’un point de vue étymologique, le dictator est « celui qui dicte » à ses concitoyens la politique à suivre durant son mandat, sans qu’il soit possible d’en contester le bien-fondé. Mais cette autorité suprême ne lui est octroyée que pour une durée déterminée : six mois. Il est entendu, à l’avance, qu’il devra abdiquer au terme de son mandat, qu’il ait ou non rempli sa mission.

L’institution de la dictature romaine remonte à 501 av. J.-C., selon la chronologie traditionnelle établie à partir de l’œuvre de l’historien latin Tite-Live. Titus Larcius (ou Largius) Flavus est le premier dictateur, nommé dans une situation d’urgence afin de mener la lutte contre des peuples ennemis de Rome. Ensuite, entre 501 et 202 av. J.-C., les Romains ont recours environ 80 fois à un dictateur. Il pouvait s’agir du même homme, nommé à plusieurs reprises. Ainsi Marcus Furius Camillus (ou Camille) fut-il désigné cinq fois entre 396 et 367 av. J.-C.

Le triomphe de Marcus Furius Camillus. Fresque de Francesco Salviati, 1545. Wikimedia

Les missions du « bon » dictateur

Doté d’un pouvoir supérieur aux autres magistrats, le dictator joue d’abord le rôle de chef de guerre ; la menace ennemie nécessitant un commandement unique, censé être efficace.

En cas de victoire avant les six mois prévus, le dictateur pouvait abdiquer spontanément, comme le fit Lucius Quinctius Cincinnatus, en 458 av. J.-C. Selon la tradition antique, les sénateurs étaient allés le trouver à la campagne pour lui offrir la dictature, alors qu’il était en train de labourer son champ. Après avoir réussi à écraser les ennemis de Rome en un temps record (16 jours à peine), Cincinnatus retourne cultiver sa terre. Il incarne ainsi la figure du « bon » dictateur, car il ne cherche nullement à se maintenir au pouvoir au-delà du temps nécessaire à l’accomplissement de sa mission.

Les fonctions du dictateur pouvaient également être civiles. Plusieurs dictateurs reçurent pour mission de mettre fin au blocage des institutions et d’organiser des élections, alors que de fortes tensions au sein du corps civique risquaient de se transformer en guerre civile.

Tite-Live évoque aussi un rituel au cours duquel le dictateur plantait un clou (Histoire romaine, VIII, 18). Une pratique attestée à plusieurs reprises au IVe siècle av. J.-C. En le plantant, le dictateur était censé renforcer rituellement la concorde civile. Caius Servilius Geminus fut, en 202 av. J.-C., le dernier dictateur de ce type, c’est-à-dire conforme aux institutions républicaines traditionnelles.

 

Dictature et règne de la terreur

Après 120 années d’interruption, la dictature est réactualisée par Lucius Cornelius Sylla, en 82 av. J.-C. Après s’être emparé du pouvoir par la force, Sylla se fait désigner par le Sénat « dictateur chargé d’écrire des lois et d’organiser la République ».

Une mission justifiant les pleins pouvoirs qu’il s’arroge. Sa durée ne devant excéder six mois, Sylla renonce officiellement à son titre en 81 av J.-C. ; mais, afin de se maintenir tout de même au pouvoir, il se fait élire consul et ne se retire de la vie politique qu’en 79 av. J.-C., sans doute en raison de sa santé chancelante, quelques mois seulement avant de mourir. Dans les faits, il exerça un pouvoir absolu pendant deux ans et demi.

Malgré son respect formel du fonctionnement républicain, Sylla s’affranchit des limites imposées par les institutions. Le titre de dictateur lui permet de régner en monarque absolu. L’auteur antique Plutarque (Vie de Sylla, 33) nous donne la définition de ses pouvoirs : « droit de vie et de mort, pouvoir de confisquer les biens, de partager les terres, de bâtir et de détruire les villes ».

Dès lors, le terme dictator évolua dans un sens négatif, car il fut associé à un pouvoir despotique. Sylla régna par la terreur : il fit afficher des listes de proscrits, c’est-à-dire d’opposants qu’il condamnait à mort. Certains parvinrent à s’exiler, mais plus de 2000 condamnés moururent exécutés. Le dictateur instaura une forme d’état d’exception, les garanties juridiques protégeant en temps normal les citoyens romains étant suspendues.

Sylla triomphant, debout sur un char tiré par quatre chevaux. Monnaie de Sylla, 82-81 av. J.-C.

 

Jules César, le dictateur populaire

Jules César s’empare à son tour du titre de dictateur, en 49 av. J.-C. Comme Sylla, il bouleverse la dictature traditionnelle qui n’est plus limitée dans le temps : en février 44 av. J.-C., il finit même par prendre le titre de « dictateur perpétuel », c’est-à-dire à vie.

Dès lors, la République avait été confisquée par le pouvoir d’un seul homme : la volonté de César l’emportait sur le choix de ses concitoyens réunis en assemblées, tandis que le Sénat n’était plus qu’un conseil à la solde du dictateur gouvernant en solitaire. Plutarque (Vie de César, 57) l’a bien compris : « C’était une véritable tyrannie, puisqu’à l’autorité sans contrôle de la monarchie, on ajoutait l’assurance de n’en être jamais dépossédé ».

Monnaie à l’effigie de Jules César « dictateur pour la 4e fois, janvier 44 av. J.-C.

Mais, contrairement à Sylla, Jules César jouissait d’une réelle popularité, en particulier dans les milieux romains modestes et chez les soldats. Il avait réussi à créer un véritable sentiment de symbiose avec ses partisans qui le percevaient comme le défenseur de leur grandeur et de leur dignité. C’est pourquoi, en mars 44 av. J.-C., après l’annonce de l’assassinat du dictateur par une poignée de défenseurs de la République traditionnelle, la plèbe de Rome se réunit sur le Forum pour pleurer César et réclamer sa divinisation.

 

La dictature condamnée

Cependant, tout en rendant hommage au défunt César, les Romains n’en jugèrent pas moins préférable d’abolir l’institution de la dictature, considérée comme une potentielle source d’excès et de démesure.

Dans la continuité de cette condamnation, le terme « dictateur » est toujours employé aujourd’hui dans un sens négatif ou polémique, aucun leader politique ne se définissant comme tel. La dictature désigne un régime arbitraire et coercitif sans liberté politique ni contre-pouvoir qui correspond, du moins dans les cas extrêmes (comme avec Hitler ou Staline), à la définition que donne Hannah Arendt du totalitarisme.

Dans la culture populaire, la figure du dictateur revêt aussi une dimension satirique, depuis notamment le célèbre film de Charlie Chaplin, Le dictateur, en 1940. Ou encore, en 2012, la comédie The Dictator dans laquelle Sacha Baron Cohen incarne un tyran mégalomane inspiré à la fois de Saddam Hussein et de Khadafi.

Affiche du film The Great Dictator de Charlie Chaplin, 1940.

 

Emmanuel Macron dictateur ?

Emmanuel Macron pourrait éventuellement être comparé à un dictateur romain traditionnel, car il impose des mesures dont l’intérêt se veut collectif, alors que le pays traverse une période de crise majeure. Il n’est en revanche pas certain qu’il ait hâte d’aller labourer son champ, contrairement à Cincinnatus. Mais il n’est pas un nouveau Sylla, car il ne fait pas condamner à mort ses opposants. Il n’est pas non plus un César, car il ne peut guère prétendre au statut de champion de la plèbe, comme le montre la persistance du mouvement des « gilets jaunes », fédérés par un rejet unanime du président, vu comme autoritaire, méprisant et au service de l’élite. Bref, plutôt que de traiter à la légère Emmanuel Macron de dictateur, rendons à César ce qui est à César.


Christian-Georges Schwentzel a publié le Manuel du Parfait dictateur, Jules César et les « hommes forts » du XXIᵉ siècle, éditions Vendémiaire.

Christian-Georges Schwentzel, Professeur d’histoire ancienne, Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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