En ces temps si troublés pour le monde culturel, les chercheuses et chercheurs en sciences sociales se mobilisent pour parler d’œuvres qu’ils aiment (littérature, théâtre, cinéma, musique…) à travers notre série d’articles « Culture vivante » : parce que la culture nourrit toutes les disciplines et qu’elle irrigue autant la réflexion académique que l’imaginaire collectif.
Immense roman populaire vivement contemporain par son féminisme, La Reine Margot est d’une modernité certaine pour une deuxième raison : la centralité d’un personnage qui est un lieu. Ce lieu, c’est le Louvre. Attention toutefois : le Louvre de La Reine Margot n’est ni un décor ni une simple scène (comme il l’est en ce moment dans la série Lupin pour le plus grand bonheur des spectateurs contraints à l’ascétisme urbain et muséal par la Covid-19). Il y est un « haut lieu ».
Dans La Reine Margot, Dumas préfigure sans la théoriser la notion de « haut lieu » que le géographe Bernard Debarbieux a forgé à partir du Mont-Blanc :
« Un haut lieu a le double statut de lieu et de symbole. En tant que lieu, il est l’intersection entre un espace qui le contient et un objet dont il est l’emplacement […] En tant que symbole, il matérialise des valeurs abstraites qu’il est convenu de lui associer. »
Le Louvre, lieu de mémoire devenu haut lieu
Rappelons brièvement en quoi le Louvre actuel est un haut lieu pour saisir comment le personnage du Louvre l’est dans La Reine Margot de Dumas. Le Louvre actuel est un haut lieu car, lieu parisien et français, il est devenu un emblème et une forme-sens de plusieurs valeurs qui font système : non seulement la culture et le patrimoine universels, mais aussi la ville mondiale et Paris qui en est une figure elle-même mondialement reconnue ; mais encore l’historicité et le passé monarchique de toute société ; ainsi que le politique, la tradition et la modernité. Au-delà même de ses collections, cet ensemble fait du Louvre le musée par excellence. C’est pourquoi la fréquentation du Louvre est très internationale. En dehors des Français ou des Parisiens nombreux sont les individus de tout autre lieu du monde qui peuvent s’identifier au Louvre.
Le Louvre actuel a ainsi construit une fonction symbolique qui dépasse les notoriétés de sa localisation, de sa matérialité architecturale et urbaine, de ses collections et de ses fonctions d’usage (palais royal, maison, siège du gouvernement, musée).
Si le Louvre des contemporains de Dumas, en 1845, n’est pas encore un haut lieu, il est déjà un lieu de mémoire, c’est-à-dire selon l’historien Pierre Nora, un objet ou un espace investi émotionnellement et chargé de sens par une communauté nationale. C’est toujours le cas : depuis près de deux siècles, on se représente en France le Louvre comme musée pensé pour le peuple et chantier de prestige et de rayonnement de la France.
Ce musée est porteur, depuis le XIXe siècle, de cette visée universelle si caractéristique de la nation française post révolutionnaire : s’adresser à tous, démocratiser l’art, présenter l’art de l’humanité. Dans les yeux du lecteur de Dumas, le Louvre est déjà ce célèbre musée, lieu de mémoire de la France.
Le Louvre, métaphore de l’espace public et du Monde
Le Louvre auquel se réfère La Reine Margot est ce palais royal du dernier tiers du XVIe siècle, des derniers Valois et des guerres de religion. Comme on le voit en bleu pâle et en vert sur le plan ci-dessous, ce Louvre est encore très ramassé. C’est en mobilisant cette double réalité, symbolique (le musée lieu de mémoire du XIXe siècle) et historique (le palais des rois de France), qu’Alexandre Dumas individualise le Louvre comme personnage à part entière de son roman et comme haut lieu.
Intuitivement, le lecteur s’attend à ce que le Louvre de Charles IX soit impénétrable. S’il est en effet gardé, on comprend progressivement que les points de contact entre l’espace du Louvre et l’espace extérieur sont plus des interfaces que des séparations. Les fameux guichets du Louvre y sont moins des verrous que des passages.
Venu du Béarn et face au Louvre pour la première fois de son existence, « La Mole regardait avec un saint respect ces ponts-levis, ces fenêtres étroites et ces clochetons aigus… » Quand La Mole, jeune et beau noble protestant désargenté, futur amant de la reine Margot demande : « Comment puis-je entrer au Louvre ? », de Mouy, qui en sort, lui répond : « Rien de plus facile que d’entrer au Louvre Monsieur ». Une fois dans la place, La Mole s’étonne : « On va et on vient dans ce palais comme sur une place publique ». (chapitre 5, Du Louvre en particulier et de la vertu en général).
Le roman installe ainsi rapidement le Louvre comme une métaphore du Monde : qui maîtrise le fonctionnement et le sens de cet espace comprend l’ensemble du roman. « Maintenant, si le lecteur est curieux de savoir […], il faut qu’il ait la complaisance de rentrer avec moi dans le vieux palais des rois […] écrit Dumas au début du chapitre 6. Dans le roman, le Louvre est l’espace public par excellence : il est ouvert à tous les personnages, de même qu’à tous les lecteurs qui se succèdent à travers le temps ; et il est le cœur de l’action.
Dans La Reine Margot, les mots de passe qui soi-disant filtrent l’entrée au Louvre circulent avec une rapidité et une fluidité déconcertantes ; chaque parisien et chaque sujet du royaume de France parle du Louvre comme si ce palais était chez lui – le Louvre intimide, mais il est complètement familier. Le narrateur fait pénétrer à de multiples reprises le lecteur dans les corridors, les galeries, les salles, les multiples chambres du palais ; chaque chambre est elle-même la forme sens de l’intériorité comme du projet de société des principaux protagonistes : du roi Charles IX ; de la reine mère Catherine de Médicis ; de la reine Margot (Marguerite de Valois), leur sœur et fille ; de Henri de Navarre, époux de cette dernière et futur Henri IV ; du duc d’Alençon, frère cadet de Margot ; de La Mole.
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C’est dans le Louvre que se déroulent la plupart des actions du roman et que s’y prennent les décisions essentielles, dans une atmosphère et une coloration à chaque fois dédiée. Les pièces du Louvre ne sont pas des décors passifs, mais des actrices importantes du récit. Dumas préfigure ainsi la géographie moderne, voyant dans la distance entre les individus la mesure des relations et des situations sociales, et dans la spatialité la structure et les configurations qui rendent comptent de la société.
De la façon dont les personnages de La Reine Margot appréhendent les multiples dimensions du Louvre, et de leurs positions spatiales relatives les uns par rapport aux autres dans le palais, on peut déduire l’une des caractérisations de la géographie moderne ici énoncée par Michel Lussault :
« Chaque opérateur construirait donc sa propre géographie, celle qui lui permet d’agir au mieux des contextes situationnels et de ce que lui autorise sa position sociale ».
La course éperdue de La Mole pour sauver sa vie la nuit de la Saint Barthélemy permet à elle seule cette déduction (chapitre 8 Les massacrés). La Mole n’a alors pénétré dans le Louvre qu’une seule fois. Sanguinolent, « comme le cerf aux abois », il parvient pourtant à y entrer et à trouver, au terme d’un parcours complexe au milieu des assassins, refuge dans les appartements de Marguerite de Valois. Ici encore le Louvre est la société : on y massacre, on s’y affronte, on s’y défend, on s’y cache, on s’y soigne, on y meurt – ce « Louvre, sombre, immobile, mais plein de bruits, sourds et sinistres » (chapitre 8) incarne la guerre civile. La nuit de la Saint Barthélémy, le Louvre de La Reine Margot est un monde complet ; pour tous les personnages, de chaque individu au roi, en maîtriser l’espace et les codes permet de tuer comme de se sauver. Le Louvre signifie l’importance qu’il y a à posséder un capital spatial pour réussir à trouver sa place dans la société et à en maîtriser les codes.
Le Louvre, personnage littéraire acteur de l’urbanité
On voit par là que le Louvre de Dumas et par Dumas est déjà ce haut lieu que collectivement nous fabriquons aujourd’hui. Comme dans le roman de Dumas, le Louvre actuel est pour tous le palais de chacun (dimension à laquelle n’accède aucun musée comparable comme le Prado, l’Hermitage, la National Gallery…).
C’est le tour de force du Grand Louvre aménagé par Pei : chaque visiteur du Louvre s’y sent aussi à l’aise que chez lui, que dans sa ville et que dans tout espace urbain rempli d’urbanité. L’architecte fait du Louvre des rues et des jardins de Paris – sous la Pyramide, cour Puget et cour Marly, le long et sur les terrasses de l’aile Denon. Il a également transformé des rues de Paris en éléments du Louvre : les statues de l’aile Richelieu du Louvre
deviennent des piétons de la rue de Rivoli, tandis que les passants de la rue de Rivoli se mêlent temporairement aux statues.
De façon paradoxale, puisque c’est un musée du passé, visiter le Louvre, y déambuler, s’y perdre durant des heures (ce qu’on fait inévitablement, même si on n’en a pas le projet), c’est être un habitant de l’urbanité.
Dumas écrit tout cela alors que le Louvre est pourtant déjà devenu un gigantesque musée, et connu comme tel par ses lecteurs. Dans son roman, le Louvre est ouvert à tous vents, on y entre comme dans un moulin ou presque, c’est un lieu de vie et de la ville, et le lieu de l’héroïsme, du pouvoir, de la beauté, de l’amour, de la mort, du drame et du fantasme – autant de valeurs représentées et symbolisées dans les collections du musée, que Dumas fréquentait assidûment.
Dans le roman, le Louvre devient un haut lieu car il est un personnage littéraire, un objet d’art qui nous donne accès à toutes ses dimensions en même temps. Seule la littérature peut réaliser un tel tour de force, surtout quand Dumas en est l’auteur.
Le Louvre, haut lieu de pouvoir
Le Louvre comme haut lieu l’est aussi en tant que symbole du pouvoir lui-même. Or, Dumas a fait de La Reine Margot un roman universel sur la nature profonde du pouvoir : un dédale, un fantasme, un désir, un oxymore, un réseau de pièces et de chambres qui canalise tant bien que mal la folie ou la névrose ordinaire d’une société. Dans La Reine Margot, le Louvre est l’épicentre de la Saint-Barthélémy en même temps que le dernier refuge pour échapper au massacre. Le Louvre, palais qui secrète les décisions politiques et quasi asile psychiatrique, chambre d’hôpital et cabinet de sorcellerie, prison et alcôve, théâtre du pouvoir et des dirigeants, flamboyants ou mesquins…
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À quinze mois de la prochaine élection présidentielle, on se rappelle le choix du Louvre fait par Emmanuel Macron le soir de son élection en 2017. De façon inconsciente ou prémonitoire, le tout nouveau président s’est inscrit dans la démonstration dumasienne.
Ce choix faisait du nouvel élu un personnage moins émancipé que romanesque, moins en surplomb et en maîtrise que cerné et enveloppé par un acteur global qui contient tous les acteurs – même les chefs d’État : le Louvre.
Sylvain Kahn, Professeur agrégé d’histoire, docteur en géographie, Centre d’histoire de Sciences Po, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.