Les pandémies, comme celle que nous connaissons actuellement, sont des événements rares aux conséquences dramatiques, à l’instar des crises financières ou des catastrophes naturelles. En dépit de leur récurrence au cours de l’histoire humaine, leur survenue révèle bien souvent un manque de préparation frappant.
L
a science économique, qui analyse le manque de préparation aux crises financières, peut éclairer a posteriori la crise sanitaire actuelle, en se centrant sur l’hypothèse de myopie au désastre.
L’hypothèse de « myopie au désastre » a été développée pour la première fois en 1986 par les économistes Jack Guttentag et Richard Herring pour analyser les crises bancaires.
Elle correspond à « la tendance au fil du temps à sous-estimer la probabilité de chocs peu fréquents » dans un environnement incertain, où le risque n’est pas probabilisable, en raison de sa faible fréquence et d’une structure causale qui varie dans le temps.
À la frontière entre économie et psychologie
La sous-estimation de la probabilité d’événements rares est la conséquence de biais de perception qui résultent de deux règles empiriques (ou « heuristiques ») utilisées par les individus, et notamment les décideurs publics, en situation d’incertitude.
La première consiste pour les individus à estimer la probabilité de survenue d’un événement en fonction de la disponibilité avec laquelle des événements similaires se présentent à leur mémoire. Elle implique que, plus la survenue d’un événement extrême s’éloigne dans le temps, plus la probabilité subjective qui lui est attribuée est faible.
La deuxième consiste à attribuer une probabilité nulle à un événement dès lors que sa probabilité subjective atteint un seuil minimal, dans un contexte où l’attention d’un individu n’est pas illimitée et doit donc être répartie. Ces opérations mentales ont été mises en évidence empiriquement, notamment par des psychologues et économistes comportementaux.
Ce mécanisme d’amnésie conduit alors à une hausse de la prise de risque. Même si des signaux d’alerte apparaissent, ils rentrent en contradiction avec les croyances des individus, qui vont dès lors les ignorer ; c’est ce que l’on appelle la « dissonance cognitive ». En résulte une impréparation à la survenue d’un événement rare mais extrême, qui rend ses conséquences d’autant plus dramatiques.
Comme l’ont décrit Guttentag et Herring pour les crises bancaires internationales des années 1980, la myopie au désastre peut expliquer la sous-estimation du risque et son corollaire : une prise de risque accrue, dans les périodes précédant l’éclatement de la crise.
Ainsi, les banques, en sous-estimant la probabilité d’un défaut massif des emprunteurs, prennent des positions de plus en plus risquées relativement à leur niveau de fonds propres. Lorsqu’un tel choc survient finalement, les banques ne sont alors plus en mesure d’y faire face.
La perception du risque diminue avec le temps
Le graphique ci-dessous, inspiré des travaux de Richard Herring, résume le mécanisme de la myopie au désastre : après la survenue d’un événement rare mais extrême, la probabilité subjective est supérieure à la probabilité objective de cet événement, puis elle diminue progressivement, jusqu’à devenir nulle, conduisant à négliger les informations qui entrent en contradiction avec cette estimation. Quand survient un nouveau choc négatif, la probabilité subjective est réévaluée à la hausse.
Tout comme les crises financières, les pandémies sont des événements rares mais dramatiques, parfois considérés comme appartenant à un passé révolu, mais qui n’ont pourtant cessé de se répéter au cours de l’histoire, même récente.
Nous identifions ici deux caractéristiques de la crise sanitaire actuelle qui nous semblent témoigner de mécanismes de myopie au désastre :
- une sous-estimation de la probabilité de survenue d’une pandémie par les décideurs publics qui s’est accentuée au fil du temps ;
- des différences entre pays dans la préparation à la crise en fonction de la disponibilité d’épisodes de pandémies comparables dans la mémoire collective récente du pays.
L’ampleur inédite de la crise sanitaire actuelle était bien entendu difficile à prévoir, et il n’existe pas vraiment de signes annonciateurs d’une pandémie, comme il peut en exister pour les crises financières du fait de leur caractère endogène.
Un risque faible mais non nul
Néanmoins, de nombreux rapports d’experts n’ont eu de cesse de mettre en garde contre le risque pandémique au XXIe siècle, dans un monde de plus en plus interconnecté, témoignant de la probabilité objective non nulle d’un tel risque. Le rapport du Sénat français de 2005 sur le risque épidémique, ou encore celui du Bureau du directeur du renseignement national américain en janvier 2019, en constituent des exemples parmi bien d’autres.
Certains éléments tendent à suggérer qu’au contraire, la probabilité subjective attribuée à ce type d’épisodes de pandémie, notamment de la part des décideurs publics, a diminué dans le temps, ce qui est caractéristique d’un mécanisme de myopie au désastre.
Ainsi, en France, un système ambitieux de réponse à la menace infectieuse avait été mis en place dès 2007, à la suite de l’épidémie de grippe aviaire de 2006. Ce plan prévoyait notamment de pouvoir répondre au besoin de masques chirurgicaux, qui manquent aujourd’hui, comme le rappelle l’économiste Claude Le Pen dans une récente tribune publiée dans le journal Le Monde, mais il a été progressivement démantelé.
Au moment de l’apparition du virus en Chine, le risque de pandémie semble de même avoir été sous-évalué, notamment par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). On peut également s’interroger sur les termes employés par Agnès Buzyn lors d’une conférence de presse, le 24 janvier 2020 alors qu’elle était ministre de la Santé, indiquant que « le risque d’importations de cas depuis Wuhan est […] maintenant pratiquement nul ».
Ce risque tel qu’estimé par les scientifiques était à ce moment-là certes faible, mais non nul (estimé entre 5 et 13 % d’après un modèle développé par des chercheurs de l’Inserm). L’intervention d’Agnès Buzyn n’illustrerait-elle alors pas parfaitement l’heuristique de seuil qui conduit toute probabilité faible à se voir attribuer une valeur nulle ?
L’Asie marquée par le souvenir du SARS
L’hypothèse de myopie au désastre prédit une hausse de la prise de risque en réponse à cette sous-estimation de la probabilité objective, qui, sans être la raison initiale de la crise, en aggrave les conséquences.
Ce point peut être illustré par les différences de préparation et de gestion de la crise sanitaire actuelle entre des pays qui n’ont pas subi de la même façon les précédents épisodes pandémiques du XXIe siècle.
Ainsi, des pays d’Asie comme Taïwan, la Corée du Sud et Singapour ont réagi très rapidement à la crise sanitaire et ont réussi à contenir la propagation du virus.
Or, c’est l’Asie qui avait été de loin la plus durement touchée par l’épidémie de SARS de 2002-2003, comme le montre le tableau ci-contre. Par ailleurs, une épidémie de MERS-COV s’est produite en 2015 en Corée du Sud, avec un total de 185 cas.
L’exemple taïwanais illustre bien cette réactivité. En réponse à l’épidémie de SARS, le gouvernement a créé dès 2004 le National Health Command Center, un organisme dédié à la gestion des désastres sanitaires. Dès l’annonce des premiers cas de Covid-19 en Chine, des mesures immédiates de contrôle aux frontières, de dépistage, de confinement, d’intensification de la production de masques, de suivi des déplacements et de communication ont alors été prises à Taïwan.
Au contraire, si l’épisode de grippe H1N1 de 2009-2010 a plus durement touché l’Europe (au moins 4879 décès contre 1992 en Asie du Sud-Est au 7 mars 2010), son ampleur y a finalement été moindre qu’anticipée (on se rappellera des moqueries adressées à Roselyne Bachelot, ministre de la Santé de l’époque, à propos de sa gestion de la crise). Cet épisode n’aurait alors pas joué un rôle de rappel du risque pandémique extrême en Europe, au contraire du SARS en Asie.
Des pistes de politiques publiques ?
Cette variabilité entre pays suggère l’existence d’un lien entre disponibilité du risque pandémique dans la mémoire collective récente, estimation subjective du risque et degré de préparation à la crise. À l’évidence, il ne s’agit que d’une explication partielle des différences observées entre pays, parmi de multiples autres. Des différences culturelles, politiques, et législatives, notamment en ce qui concerne la possibilité ou non de suivre à la trace les déplacements individuels, ont aussi joué un rôle significatif.
Néanmoins, notre cadre d’analyse présente des éléments pour comprendre les disparités temporelles et géographiques de perception du risque pandémique et peut fournir des pistes en matière de politique publique.
Parmi les mesures préconisées pour éviter la myopie au désastre dans le domaine de la finance, on trouve la mise en place de stress tests qui intègrent les événements extrêmes, la prise en compte de données de long terme dans la modélisation afin d’éviter les mécanismes d’amnésie, des mesures en termes de transparence et de communication, et le développement d’indicateurs de vulnérabilité.
De telles mesures sont sans doute en partie transposables au cas des pandémies pour lesquelles, là aussi, identifier les biais auxquels les individus et décideurs publics peuvent être sujets permet de mieux les surmonter.
Pauline Gandré, Maître de conférences en économie-Chercheuse à EconomiX-CNRS, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Camille Cornand, Directrice de recherche en économie, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.