Deux ans après le succès diplomatique de l’Accord de Paris, les avertissements se multiplient. Précédant de peu l’ouverture de la COP23 à Bonn, le rapport « Emissions Gap », document préparé par l’agence environnementale de l’ONU, rappelait que la stricte application des engagements de l’Accord de Paris – une hypothèse assez surréaliste à l’ère des Trump et Poutine – ne serait pas en phase avec l’objectif de limiter le réchauffement en dessous de 2 °C.
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ouveau signal d’alarme à mi-parcours de la conférence : d’après le rapport annuel du Global Carbon Project, les émissions mondiales de CO2 sont probablement reparties à la hausse en 2017, après trois années de stabilisation.
Le climat de demain se joue aujourd’hui
Engagé depuis plus d’un quart de siècle, le processus de négociation onusien sur les changements climatiques s’apparente à une course de lenteur. Et l’Accord de Paris n’a nullement modifié les règles de ce waiting game. Prototype de la « COP de transition », la conférence de Bonn n’est par exemple censée apporter d’autre résultat que… la préparation du rendez-vous de 2018. L’an prochain, la révision des contributions nationales censée aboutir à un rehaussement des ambitions devrait s’enclencher.
Pendant ce temps, la concentration de gaz à effet de serre continue d’augmenter au-dessus de nos têtes et la perspective d’une maîtrise du risque climatique, de s’éloigner.
Cette contrainte de temps est un paramètre majeur, et mal compris, de la négociation climatique. Car le climat que les Terriens connaîtront vers 2050 sera largement déterminé par le cumul des émissions que nous avons déjà envoyé dans l’atmosphère. Si des inflexions majeures sont apportées d’ici 2050, elles affecteront peu le climat de 2050, mais modifieront drastiquement les conditions climatiques que connaîtront les générations suivantes.
Pour l’illustrer, construisons trois images du secteur énergétique en 2050, à partir de la quantité d’énergie consommée par un Terrien moyen et de la part de cette énergie venant des sources fossiles.
Chacune de ces images a été affublée d’une étiquette de couleur similaire à celles attestant de l’efficacité énergétique de nos équipements. Les images des climats de 2085 et 2120 associées à chacune de ces couleurs révèlent la cohérence entre nos choix d’aujourd’hui et le réchauffement qui en résultera de demain.
Scénario bleu : le monde selon l’Accord de Paris
Dans ce scénario, le Terrien moyen consomme autant d’énergie en 2050 qu’en 2015. La réduction des gaspillages dans les pays riches a fait baisser leurs consommations unitaires, mais l’accès à l’énergie dans les pays moins avancés a progressé, en particulier grâce à la pénétration des réseaux décentralisés fournissant l’électricité.
La part des fossiles a été ramenée à 50 % des sources primaires. La place du pétrole et du charbon a été drastiquement réduite, au profit des renouvelables et du gaz d’origine fossile. Le secteur des transports terrestres s’est affranchi de son addiction au pétrole. Les émissions mondiales de CO2 d’origine énergétique ont diminué de près de 30 %.
Le monde en bleu est celui où nous conduit le « politiquement correct » résultant de l’application de l’Accord de Paris, somme d’engagements volontaires sans véritables contraintes. En 2085, la température moyenne associée à l’étiquette bleue se situe dans le bas de la fourchette 2 °C à 4 °C. Le cumul des émissions de CO2 entre 2015 et 2050 a provoqué un dépassement de l’ordre de 35 % du « budget carbone » mondial, le seuil à partir duquel un réchauffement supérieur à 2 °C devient très probable.
En 2085, la montée du niveau de la mer vient d’atteindre 0,75 mètre. Les migrations internes se multiplient depuis les zones côtières les plus vulnérables. Manhattan achève sa digue de protection d’un mètre cinquante pour sauvegarder ses actifs et sa population. À l’horizon 2120, son combat semble incertain, car rien ne permet d’affirmer que les 4 °C ne seront pas atteints.
Scénario rouge : le prix de l’inaction
L’étiquette rouge indique la catastrophe annoncée, celle que nous éviterons si nous nous persuadons qu’elle va se produire suivant la thèse du philosophe Jean‑Pierre Dupuy dans son ouvrage Pour un catastrophisme éclairé.
Le scénario rouge s’inscrit dans le prolongement des tendances. Le Terrien moyen continue d’augmenter sa consommation d’énergie qui reste très inégalement distribuée : 1,5 milliard de personnes sont privées d’électricité en 2050. Le recul des sources carbonées est lent, du fait de la résistance du charbon et surtout de l’envolée des usages du gaz d’origine fossile dont on a vanté le rôle d’énergie de transition, en oubliant qu’il émettait aussi du CO2 ! Les émissions globales ont augmenté d’un quart depuis 2015.
Dans le scénario rouge, le monde a épuisé son « budget carbone » en moins de vingt ans entre 2015 et 2050. En 2085, le réchauffement se situe dans le haut de la fourchette 2 °C à 4 °C.
La hausse du niveau de la mer avoisine 1,5 mètre. Les grandes zones de delta deviennent invivables, provoquant des conflits d’une grande violence, notamment en Asie du Sud. Manhattan a renoncé à protéger la partie basse de la ville désertée par ses courtiers et ses banquiers d’affaires.
L’image de 2120 est difficile à représenter. Les multiples désordres résultant du dérèglement climatique font chuter l’activité et avec elle, les émissions de gaz à effet de serre. Les projets de géo-ingénierie sortent des laboratoires de recherche. Difficile, dans un tel chaos, d’anticiper le nombre de décennies nécessaires pour endiguer le réchauffement.
Scénario vert : vers la sobriété
À l’opposé du rouge, l’étiquette verte : celle de l’accélération de la transition bas carbone. Le Terrien moyen ne consomme guère plus d’un litre d’équivalent pétrole en 2050. Cette économie de la sobriété a été rendue possible par une redistribution majeure des ressources.
Dans les pays riches, la consommation d’énergie a été divisée par plus de deux. L’accès à l’énergie des plus démunis a été dopé par la baisse cumulative des coûts de stockage et de production de l’électricité décarbonée, dont les rythmes de diffusion ont rappelé ceux de la téléphonie mobile au début du siècle.
Les utilisations énergétiques du pétrole ne sont plus qu’un sous-produit de ses usages chimiques. Le charbon et le gaz ont fait plus de résistance, avec des poches de compétitivité subsistant en dépit du prix du carbone qui s’impose à tous. Les émissions de CO2 ont été divisées par quatre relativement à 2015.
L’étiquette verte nous dirige vers un monde qui doit s’organiser en 2085 pour faire face à un réchauffement de l’ordre de 2 °C. Le cumul des émissions depuis 2015 a épuisé le budget carbone donnant deux chances sur trois de rester en dessous de 2 °C. Les réorganisations spatiales des activités se heurtent à de fortes résistances. Le coût des extrêmes climatiques s’est envolé.
Si le bas Manhattan n’est pas directement menacé par la montée des eaux, les bilans de ses compagnies d’assurance ont subi un véritable tsunami. Dans le monde « en vert » de 2085, on ne sait toujours pas s’il sera possible de rester sous la barre des 2 °C d’ici 2120. Il faudrait pour cela passer à des émissions nettes négatives. Or, la réduction des émissions résiduelles de CO2 est bien plus complexe et coûteuse que ne l’étaient celles opérées avant… 2015.
Malgré l’incroyable mutation du paysage énergétique, le temps a aussi manqué dans le scénario vert pour mettre les Terriens à l’abri du risque climatique.
Bleu ? Rouge ? Vert ? Les conditions climatiques que connaîtront les Terriens à la fin du siècle dépendront de la vitesse des transitions énergétiques opérées d’ici 2050. Pour viser la bonne couleur, la transition bas carbone doit court-circuiter les cycles d’exploitation de la ressource fossile. Autrement dit, laisser sous nos pieds une grande partie du charbon, du pétrole et du gaz économiquement exploitables.
Opérer une telle mutation dans les temps requis implique d’accélérer la négociation sur le climat en la recentrant sur l’essentiel. À Bonn, il est urgent de remettre le rythme de la négociation climatique en phase avec celui imposé par l’horloge climatique !
Christian de Perthuis, Professeur d’économie, fondateur de la chaire « Économie du climat », Université Paris Dauphine – PSL
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.