Après son attaque sanglante et à grande échelle lancée contre le territoire israélien, le Hamas a invoqué le droit du peuple palestinien à "la résistance contre l’occupation illégale". Israël a réagi en bombardant des cibles liées au mouvement islamiste et en annonçant un blocus total de la bande de Gaza, au nom de son droit à se défendre.
Au-delà de la terrible confrontation armée, qui a déjà fait plus de 2 000 morts et sur laquelle focalise à ce stade l’attention des observateurs, on assiste donc également à la mobilisation par les deux parties d’arguments juridiques qui reposent à la fois sur leurs lois nationales respectives et sur leurs interprétations radicalement divergentes du droit international.
François Dubuisson, professeur de droit international à l’Université libre de Bruxelles, nous permet d’y voir plus clair.
Avant de parler des évènements des 7-8 octobre, pouvez-vous nous rappeler ce que le droit international dit de la situation israélo-palestinienne ?
Rappelons d’abord que le droit international s’impose aux différents acteurs du conflit. Ce droit international établit clairement que Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est sont des territoires palestiniens occupés et que doivent s’y appliquer la [quatrième convention de Genève] (relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre) et les principes consacrés par le Règlement de La Haye de 1907, qui établissent ce qu’on appelle le droit d’occupation.
Immédiatement se pose, dès lors, la question de la compatibilité avec le droit international d’une série de mesures adoptées par Israël dans ces territoires. Cette question fait depuis longtemps l’objet de discussions et de débats acharnés. Le gouvernement israélien s’efforce de démontrer que sa gestion de ces territoires ne contredit pas le droit international. Pour cela, il met traditionnellement en avant les impératifs sécuritaires, au détriment des droits des populations civiles palestiniennes, ou des arguments historiques.
Quand des décisions telles que des implantations de colonies sur ces territoires sont prises, Israël affirme que le droit international le lui permet, en s’appuyant notamment sur son propre des interprétation des dispositions de la 4e Convention de Genève – des interprétations qui sont régulièrement récusées par les résolutions des Nations unies et par la Cour internationale de Justice, qui indiquent clairement que les colonies israéliennes sont des violations du droit international.
Du point de vue du droit international humanitaire, comment peut-on qualifier l’attaque menée par le Hamas et la réponse d’Israël ?
Le Hamas invoque la résistance à l’occupation. Le droit international prévoit qu’un peuple sous occupation a le droit de s’y opposer. Mais cette résistance doit se faire dans les limites autorisées par le droit international. Et à l’évidence, ce qu’a fait le Hamas les 7-8 octobre constitue une violation flagrante de toutes les règles élémentaires du droit international, qui interdisent en particulier de viser directement les civils – or l’opération du Hamas a principalement pris pour cibles des civils, qu’il s’agisse de tirs de roquettes indiscriminés sur des localités civiles, d’assassinats massifs de civils ou de prises d’otages. Tout cela est constitutif de crimes de guerre et même de crimes contre l’humanité, vu l’ampleur de l’attaque contre les civils israéliens, crimes prévus notamment dans le statut de la Cour pénale internationale.
Quant à Israël, il a bien sûr le droit de prendre les mesures, y compris militaires, nécessaires à assurer la protection de sa population et donc à faire cesser les attaques du Hamas. Ce droit lui est reconnu par le droit d’occupation, que j’ai évoqué tout à l’heure, et par le droit des conflits armés. Mais, là aussi, son action doit rester dans les limites précisées par le droit international, qui proscrit les frappes qui visent des objectifs et populations civils ou ont des effets disproportionnés entre les avantages militaires et les effets sur les civils.
Pour ce qui est du siège de la bande de Gaza, il faut préciser qu’il n’existe pas de règle spécifique, dans le droit international, qui prohiberait le siège en tant que tel. Mais les effets d’un siège peuvent très rapidement devenir illicites. Quand on coupe l’eau et l’électricité, ainsi que l’approvisionnement en nourriture et en essence, ce qui s’ajoute au blocus militaire qui s’appliquait déjà depuis des années, on peut très rapidement aboutir à des effets délétères, qui contreviennent au droit humanitaire et aux droits humains.
Voilà des mois que le gouvernement de Benyamin Nétanyahou cherche à prendre le contrôle de la Cour suprême. Selon certaines analyses, la raison première de ce conflit est la volonté du pouvoir exécutif de s’assurer que la Cour ne l’empêchera pas, le cas échéant, de procéder à une annexion de jure de la Cisjordanie. Est-ce aussi votre lecture des événements ?
C’est en partie vrai. La droite israélienne reproche à la Cour d’être trop intrusive et de ne pas le laisser conduire sa politique comme bon lui semble, notamment en matière d’"administration" des territoires palestiniens. Mais quand on s’y penche de plus près – je pense notamment aux analyses effectuées par un certain nombre d’organisations israéliennes de défense des droits humains –, on constate que la Cour suprême permet déjà au gouvernement énormément de choses.
Rappelons que la Cour n’a jamais dit que les colonies étaient illégales. Elle a toujours su trouver des arguments juridiques pour les légitimer ou pour refuser de traiter certains aspects de leur existence et de leur fonctionnement. Je pense par exemple à l’expulsion des habitants d’un village palestinien situé près de Hébron : la Cour suprême a validé le fait que le pouvoir était en droit d’y installer une zone de sécurité, et que rien n’interdisait l’évacuation forcée des habitants.
Prenez la question de la construction du mur en territoire palestinien. La Cour suprême a pris sur ce sujet le contrepied de la Cour internationale de Justice, qui avait déclaré que, en son principe même, le mur était illégal. La Cour israélienne, elle, a estimé qu’il fallait examiner chaque portion du mur, et parfois, le déplacer de quelques dizaines ou de quelques centaines de mètres pour avoir une sorte d’équilibre entre les intérêts de la population palestinienne et les intérêts sécuritaires d’Israël. La Cour a donc pu imposer ici et là un tracé légèrement différent du mur ; mais sur le fond, elle n’a jamais contrecarré la colonisation.
Autre sujet : la pratique de la torture. La Cour a jugé que la torture était illégale, mais elle a aussi établit que des l’utilisation de "techniques de pression" étaient admissibles, précisant dans une décision de 2017 qu’on ne pouvait pas les autoriser par avance… mais qu’on pouvait les excuser a posteriori.
Bref, dans les faits, même si certains de ses jugements ont pu, à l’occasion, irriter la droite au pouvoir, son action a jusqu’ici toujours été limitée. Mais c’est déjà trop pour la droite israélienne, qui veut avoir totalement les coudées franches.
Qu’en est-il des normes de droit à l’œuvre dans la bande de Gaza ?
Depuis son retrait unilatéral en 2005 de la bande de Gaza, Israël considère que ce territoire ne se trouve plus sous son administration. Après le désengagement, Israël a continué de le contrôler, mais de l’extérieur, en particulier en lui imposant un blocus militaire à la fois terrestre, maritime et aérien, blocus qui vient d’être porté à un niveau maximal après les attaques du Hamas des 7-8 octobre.
Un effet attendu du retrait israélien de 2005, effectué à l’époque sans aucune coordination avec l’Autorité palestinienne, était que le Hamas, qui était très puissant à Gaza, s’y emparerait rapidement du pouvoir. C’est ce qui s’est passé. Le Hamas y exerce depuis maintenant une grosse quinzaine d’années son administration et y applique ses propres règles, conformément à sa vision de la charia – des règles qui évidemment, ne sont pas du tout compatibles avec les droits humains et les principes de la démocratie.
Au fond, dans quelle mesure les parties prenantes se préoccupent-elles de toutes ces considérations de droit ? Qu’on leur dise qu’elles contreviennent aux règles du droit international, cela change-t-il quoi que ce soit à leurs yeux ?
Ces règles s’appliquent aux uns comme aux autres. S’agissant d’Israël, le pays a ratifié les Conventions de Genève et est soumis aux principes coutumiers du droit international humanitaire. D’ailleurs, Israël ne prétend pas que ces principes ne s’imposent pas. Mais il prétend soit que le droit de l’occupation ne s’applique pas aux territoires palestiniens, qui ne seraient pas "occupés" mais simplement "disputés", soit il dit qu’il les respecte lorsqu’il adopte des mesures sécuritaires – en les interprétant de façon très permissive, en mettant toujours l’accent sur les nécessités militaires.
En ce qui concerne le Hamas, il est lui aussi tenu de respecter ces règles car la Palestine, elle aussi, a ratifié ces conventions. Et le droit des conflits armés s’impose à tous les acteurs d’un conflit. La Palestine a, en outre, adhéré au Statut de Rome de la Cour pénale internationale, qui est compétente pour juger notamment des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ; et de toute évidence, les actions du Hamas constituent des crimes de guerre et même des crimes contre l’humanité.
Le cas échéant, la CPI sera donc compétente pour juger les commandants et les combattants du Hamas pour les actions qu’ils ont commises, que ce soit depuis Gaza ou en territoire israélien.
Les actions israéliennes à Gaza relèvent également de la CPI, bien qu’Israël n’y ait pas adhéré, car la Cour a une compétence territoriale, qui s’étend aux actions commises sur le territoire de ses États membres, même par des étrangers.
Des enquêtes seront ouvertes, des mandats d’arrêt émis et des condamnations peuvent être prononcées. Il y aura des conséquences.
Dernièrement, les Palestiniens, justement en adhérant à la CPI, avaient cherché à porter leur conflit avec Israël sur le terrain juridique. Au vu du déchaînement de violence de ces derniers jours, la voie du droit est-elle totalement refermée ?
Tout d’abord, il est important de replacer ces événements sanglants dans leur contexte plus large. Si on en est arrivé là, c’est aussi du fait d’une occupation qui perdure depuis 56 ans, et d’un blocus militaire de Gaza en place depuis 16 ans. L’une comme l’autre sont illégaux du point de vue du droit international. Aujourd’hui, la priorité est bien sûr de répondre à la situation actuelle en employant les outils du droit des conflits armés. Mais ensuite, il faudra s’attaquer à la source du problème, qui est la colonisation israélienne et l’absence de perspectives d’autodétermination pour le peuple palestinien.
François Dubuisson, Chercheur au Centre de droit international et directeur du Master spécialisé en droit international, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.