
Et pourquoi l’affaire Epstein ne suscite-t-elle pas plus d’indignation chez les chrétiens convaincus de l’existence de “l’État profond” ?
L’administration Trump a récemment annoncé qu’elle ne publierait pas les documents promis sur Jeffrey Epstein, le présumé trafiquant sexuel décédé en prison en 2019. Quelques jours après, l’influenceur chrétien Dave Hayes prenait la parole lors de son émission mensuelle en direct "Supernatural Saturday".
Lors de ce direct, Hayes — connu par des centaines de milliers d’abonnés sous le nom de Praying Medic — a écouté les demandes de prière, les dilemmes personnels et les questions politiques de ses spectateurs. Objectif affiché : aider les gens à "entrer dans une relation plus profonde avec Jésus".
Puis quelqu’un a posé une question sur la décision du gouvernement concernant le dossier Epstein.
"Je ne pense pas qu’on verra quoi que ce soit d’autre à propos d’Epstein. C’est terminé", a déclaré Hayes.
"Trump a clairement envoyé le message qu’il est temps de passer à autre chose. Je pense qu’il y a d’autres raisons pour lesquelles Trump ne peut pas permettre au ministère de la Justice de poursuivre les personnes liées à Epstein."
Si la liste des clients d’Epstein comprenait des personnes riches et puissantes du monde entier, a suggéré Hayes, les poursuivre pour pédophilie pourrait "déclencher une guerre avec ces pays".
"Je sais, c’est une très mauvaise nouvelle pour ceux qui veulent sincèrement mettre fin au trafic d’enfants et demander des comptes", a-t-il poursuivi. "La pilule est très difficile à avaler. Je comprends. Cependant… Trump doit se concentrer sur d’autres choses."
L’administration actuelle avait une nouvelle fois promis en mars dernier de publier des milliers de pages de documents issus des dossiers des forces de l’ordre concernant Epstein.
"Nous croyons à la transparence, et l’Amérique a le droit de savoir", avait alors déclaré Pam Bondi, procureure générale des États-Unis, sur Fox News.
"C’est un nouveau jour, une nouvelle administration, et tout va être rendu public."
Tandis que de nombreux partisans de Trump sont en colère face à ce revirement, certains influenceurs chrétiens comme Hayes gardent la foi pour penser que celui-ci fait partie d’un plan plus vaste.
Hayes fait partie du mouvement QAnon, né en 2017 via des publications anonymes ("Q drops") censées provenir d’un responsable du renseignement militaire américain connu sous le nom de Q.
Les idées de QAnon se sont largement répandues pendant les confinements liés au COVID. Le mouvement repose sur la croyance que les élites mondiales mènent une forme de “cabale” pour orienter diverses nations. Les adhérents à ces théories décrivent les personnes supposées agir en ce sens au sein des gouvernements comme un “État profond” (ou "Deep state" en anglais).
Ils imputent la corruption du gouvernement états-unien à cette influence, qui serait aussi associée à de la pédophilie satanique. Le mouvement vise à purger l’État profond et à débusquer les trafiquants dans une opération de justice appelée "la tempête".
Les adeptes de QAnon ont vu dans l’affaire Epstein la preuve de l’existence d’un monde élitiste secret impliqué dans le trafic d’enfants. Dans leur vision, Trump est le héros chargé de combattre ces élites, et sa survie à une tentative d’assassinat n’a fait que renforcer cette image. S’opposer à Trump équivaut souvent, selon eux, à faire partie de l’État profond.
Les grandes plateformes de réseaux sociaux ont banni de nombreux influenceurs QAnon au sommet du mouvement, qui se sont alors repliés sur des sites alternatifs comme Rumble ou Telegram. Des figures comme Praying Medic sont devenues moins visibles, mais ont conservé une influence importante.
QAnon utilise un langage religieux : un "grand réveil" mènerait à une prise de conscience nationale. L’une des phrases clés de Q était : "Dieu gagne."
"Il y a une forte composante chrétienne dans QAnon", explique Elizabeth Neumann, chrétienne et experte en extrémisme, qui a été haut responsable de la lutte antiterroriste au ministère de la Sécurité intérieure (DHS) sous la première administration Trump. "[En tant que chrétien], vous êtes déjà ouvert à l’idée que des choses se passent sans qu’on les voie."
En 2021, la moitié des pasteurs américains interrogés par Lifeway Research déclaraient entendre régulièrement des théories du complot dans leurs églises. Selon l’American Enterprise Institute la même année, un quart des évangéliques blancs adhéraient à certains éléments des théories QAnon.
Depuis des décennies, les chrétiens américains baignent dans une rhétorique apocalyptique, ajoute Neumann, avec "l’idée que nous pourrions être les héros de l’histoire."
"On vous dit qu’il existe un État profond. Vous le reliez vite à ce que vous avez lu dans les années 80 sur la fin des temps qui approche", dit-elle. "Les gens aiment relier les points et voir des liens même quand ces liens n’existent pas."
Lorsque Trump a perdu les élections en 2020, il a semblé que la prophétie de jugement n’allait jamais arriver, et le mouvement s’est essoufflé. Q a cessé de publier en décembre 2020, et les grandes plateformes ont banni nombre d’influenceurs QAnon.
Mais pour certains, explique Neumann, l’histoire a simplement changé de héros et de solutions.
Un groupe de partisans de QAnon s’est même rassemblé à Dallas il y a quatre ans pour attendre le retour de John F. Kennedy Jr, décédé dans un crash d’avion en 1999. L’influence du mouvement perdure, même sans nouvelles publications de Q. Un homme a récemment été condamné à trois ans de prison pour avoir menacé des responsables publics après s’être radicalisé sur des plateformes comme Rumble en 2021 et 2022.
La réélection de Trump l’an dernier a remis en lumière plusieurs de ces figures en ligne.
Le nouveau directeur du FBI, l’avocat Kash Patel, habitué des podcasts QAnon, a utilisé leur langage, a été mentionné dans un "Q drop" et s’est même vanté d’avoir rencontré Q. Il a toutefois nié être un adepte du mouvement lors de son audition de confirmation. Son livre Government Gangsters traite également de l’État profond, qu’il décrit comme une "cabale sinistre de policiers corrompus, d’agents du renseignement et de hauts gradés militaires."
D’autres personnes liées au mouvement occupent aussi des fonctions dans l’administration Trump, comme Tulsi Gabbard, directrice du renseignement national, qui a promu la théorie selon laquelle les États-Unis finançaient des laboratoires d’armes biologiques en Ukraine — une idée reprise pour justifier l’invasion russe.
Lee Zeldin, administrateur de l’Agence américaine de protection de l’environnement, a récemment déclaré que les Américains avaient été "diabolisés" pour avoir posé des questions “de bonne foi” sur les traînées laissées par les avions et la géo-ingénierie — concepts souvent associés à la théorie selon laquelle le gouvernement contrôlerait la météo, une croyance répandue chez QAnon. (Les pages officielles de l’Agence de protection de l’environnement réfutent cette idée.)
"Les complotistes sont désormais au pouvoir", dit Neumann.
"Dans la première administration Trump […], la plupart des ministres étaient plutôt modérés dans leurs déclarations publiques."
Art Jipson, professeur associé de sociologie à l’Université de Dayton, une université catholique, étudie le mouvement QAnon et ses liens avec le christianisme. "Beaucoup d’idées de QAnon sont devenues monnaie courante, surtout dans le Parti républicain et assurément dans certains cercles chrétiens", affirme Jipson.
Les idées de QAnon sont "flexibles", dit-il, et les chrétiens adeptes du mouvement "s’adaptent de manière remarquable" face aux contradictions. Comme QAnon est un réseau décentralisé autour de figures clés et de textes, les sociologues peinent à catégoriser ses adeptes.
Certains, bien qu’ils défendent les idées QAnon, nient croire au mouvement ou récusent même son existence. Certains ont été jusqu’à dire que QAnon a été "fabriqué par les médias de gauche".
Jipson a rédigé un document envisageant dix descriptions différentes pour tenter de les qualifier de manière pertinente : des expressions comme "partisans des récits QAnon" ou "promoteurs de théories conspirationnistes liées à Q".
Il sait par ses recherches que les chrétiens adeptes de QAnon accordent plus d’importance à leur foi qu’aux théories Q, et que leur inquiétude face au mal dans la société est "profondément ressentie".
"Leur recherche de compréhension peut les mener vers des communautés et réseaux d’extrême droite, dont certains sont liés à QAnon", explique-t-il. "QAnon propose des idées qui promettent la certitude — ce qui est très séduisant pour l’être humain."
Avec des gens comme Patel à des postes de premier plan, les personnes soutenant QAnon font confiance aux explications fournies pour justifier la non-publication des dossiers Epstein.
"Ils essaient d’éviter la dissonance cognitive", dit Jipson.
Une femme connue en ligne sous le nom de Mary Grace — qui se présente comme journaliste indépendante et chrétienne et jouit d’une large audience — a balayé les récentes révélations du Wall Street Journal sur Trump et Epstein.
Elle a qualifié les allégations de "fausses" et partagé sur X un message affirmant que Trump n’avait jamais promis de publier la liste des clients d’Epstein : "Il est l’un des rares à vous avoir dit la vérité sur Epstein depuis le début."
Mary Grace compte 104 000 abonnés sur Facebook, et certains de ses épisodes sur Rumble atteignent 20 000 écoutes, ce qui est élevé pour un podcast. Sur son émission, elle discute des idées Q et a interviewé Patel.
De manière générale, ces figures chrétiennes des médias considèrent que la controverse Epstein détourne l’attention des immenses avancées qu’ils perçoivent dans le second mandat de Trump.
"Pendant que tout le monde regarde ce truc brillant… 'les DOSSIERS EPSTEIN' — Trump assainit tranquillement le marais !" a tweeté Steve Shultz, influenceur chrétien et fondateur d’Elijah Streams (191 000 abonnés sur Rumble), qui diffuse des théories Q sur l’État profond et la purge des élites corrompues.
"C’est fou ce que Trump est en train d’accomplir", disait Hayes dans un podcast de février avec Mary Grace, affirmant que Trump "mettait le feu aux agences gouvernementales à Washington".
"C’est incroyable", renchérissait Mary Grace. "L’État profond savait ce que Trump avait prévu pour son premier mandat", poursuit Hayes. "Ils ont plutôt bien réussi à saboter ses plans."
Neumann, l’ancienne responsable du DHS, explique que les partisans de QAnon voient le démantèlement des agences fédérales comme partie intégrante de la lutte contre l’État profond.
"C’est une théorie du complot. [Les fonctionnaires] servent de boucs émissaires — ce sont des gens normaux, bons, qui se sont sacrifiés pour leur pays", souligne-t-elle. Les adeptes de QAnon "n’ont présenté aucune preuve de l’existence d’un État profond. Il n’y a aucun exemple concret." Après un mandat complet de Trump et six mois supplémentaires au pouvoir, il n’y a "aucune preuve de l’existence d’une cabale qui sacrifierait des enfants."
Parmi les influenceurs QAnon, Hayes se distingue par son ton plus modéré. Bien qu’il explore certaines théories complotistes, il reste sceptique vis-à-vis des éléments les plus extrêmes (par exemple, que l’élection de Biden ait été mise en scène pour préparer le retour de Trump).
Quand Patel a posté sur Truth Social qu’il buvait une bière avec Q, Hayes a exprimé des doutes, suggérant que Patel cherchait probablement juste à promouvoir la plateforme en question.
Hayes n’a pas répondu à nos demandes de commentaire.
Après avoir perdu son compte X, Hayes a été réintégré et compte désormais 380 000 abonnés. Il gère aussi un compte Telegram avec 116 000 abonnés, principalement consacré aux demandes de prière et à des récits de rêves ou de guérisons miraculeuses. Il y fait aussi la promotion de ses livres Q disponibles sur Amazon. Dans un post sur X, Hayes raconte un rêve dans lequel Elon Musk devient chrétien.
Aujourd’hui, Hayes et d’autres espèrent même un retour de Q.
"Je pense qu’il y a 50 % de chances que Q revienne", a-t-il déclaré lors d’un livestream récent, bien que Q n’ait pas publié depuis 2020.
"Q pourrait aider les gens à comprendre."
Emily Belz
Un article de Christianity Today. Traduit avec autorisation. Retrouvez tous les articles en français de Christianity Today.