Voilà plusieurs siècles que les œuvres littéraires mettent en scène des personnages en situation de handicap. On peut citer Quasimodo dans Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, Chicot dans La Dame de Monsoreau d’Alexandre Dumas ou encore les nombreux personnages aveugles, handicapés mentaux ou physiques qui peuplent les Contes de Maupassant.
Mais depuis quand le personnage en situation de handicap est-il un enfant ou un adolescent ? Nous pouvons penser à Pinocchio, héros de Carlo Collodi, qui, depuis la fin du XIXe siècle, fascine les jeunes lecteurs et dont les traits hors du commun font ressortir la différence avec les autres enfants. Il est en bois ; il n’a pas d’oreilles (car Gepetto a oublié de les sculpter) ; il a un nez qui s’allonge démesurément dès qu’il ment ; ses pieds brûlent dans la cheminée quand il ne suit pas les conseils du Grillon-qui-parle…
Mais, au-delà de ce classique, comment la littérature de jeunesse présente-t-elle le handicap aujourd’hui ? Un point commun à la plupart des livres contemporains est que le handicap est présenté comme une caractéristique du personnage et non comme un manque, l’idée étant de véhiculer des sentiments comme la solidarité et la tolérance, de transmettre le respect envers la différence.
Dans une interview accordée à David Tolin en 2009, Marie-Aude Murail dit avoir créé le personnage de Simple pour le faire aimer et pour faire comprendre que ce garçon atteint de handicap mental est une chance pour les autres, car si la vie avec Simple est compliquée, elle aide chacun à trouver sa propre vérité.
Inviter les enfants à réfléchir à leur rapport aux autres
Différents travaux de recherche et des publications de revues récentes, comme Lecture jeune en juin 2023 et Nouvelles du livre jeunesse du dernier trimestre 2022, nous montrent comment la littérature contemporaine de jeunesse aborde tout type de handicap. En outre, on peut constater, en France, une croissance de ses représentations dans les trente dernières années.
La Loi 2005-102 du 11 février 2005 "pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées" et celles qui la suivent comme la Loi 2013-595 du 8 juillet 2013 "d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République" proclamant une école inclusive, favorisent l’acceptation qui est à la base également des œuvres de jeunesse qui présentent des personnages en situation de handicap, quelles que soient leur nature et leur gravité.
De l’album au roman, de la bande dessinée au théâtre, les œuvres font (mieux) connaître les handicaps aux jeunes lecteurs et les amènent à réfléchir sur leur propre identité et sur celle des autres.
La Petite casserole d’Anatole d’Isabelle Carrier, publié en 2009, traite de façon simple et imagée du handicap en le représentant par un objet du quotidien : une casserole rouge qui est attachée au personnage principal, Anatole. Cette casserole l’empêche de vivre sa vie comme les autres et lui créé des problèmes, jusqu’à ce qu’il rencontre une "personne extraordinaire" qui lui apprend à apprivoiser son handicap.
Les images de l’album sont très épurées, utilisant seulement trois couleurs, le noir, le rouge et le vert, et le texte est réduit au minimum ce qui facilite la lecture et la compréhension. De plus, un court métrage réalisé en 2014 par Eric Montchaud depuis l’œuvre d’Isabelle Carrier peut permettre de poursuivre la lecture via un autre média.
Cet ouvrage peut aussi être proposé à des élèves de l’école primaire, au niveau du Cycle 2. De nombreuses séquences pédagogiques ont été réalisées à partir de cette œuvre, par exemple celle mise en ligne par l’académie de Nice et pensée pour des élèves de CE1.
La famille et l’amitié à l’épreuve de la différence
Parfois, les personnages ne sont pas atteints eux-mêmes de handicap, mais accompagnent celui des autres, comme Manu, protagoniste du roman pour adolescents En roue libre de Frédérique Niobey, dont la mère est en fauteuil roulant et n’a plus aucune envie de vivre. L’héroïne ne sait pas comment surmonter cette situation. Quand on lui demande ce que fait sa mère, elle ne sait pas quoi dire ou s’énerve :
"Je devrais me coller une étiquette sur la tronche 'Fille d’handicapée ?'Pour que tout le monde s’apitoie ? Merci bien. Ça devrait m’empêcher de rire ? De chanter ? De danser ? Qu’est-ce que tu crois ? Moi, mon corps, il bouge !"
Dans d’autres cas, les personnages handicapés sont les héros de l’histoire, comme dans les albums de Grégoire Solotareff Mimi l’oreille et Le Lapin à roulettes.
Dans le premier album écrit par Solotareff et illustré par sa mère, Olga Lecaye, Mimi est un lapin qui voudrait avoir deux oreilles comme tout le monde, pour pouvoir tout entendre et comprendre comment cela marche le monde. Même si on lui dit qu’avec une seule oreille on peut quand même tout comprendre, il part à la recherche d’une deuxième oreille à se faire coudre.
Dans le second, Jil est un lapin qui n’est « pas tout à fait comme les autres » car, pour marcher, il se sert de deux bottes munies de roulettes et de freins, jusqu’à quand un ours lui les jette. Mais cette rencontre aide les deux personnages à réfléchir sur leur identité, sur leur condition, sur leur rapport à l’autre. Une belle histoire d’amitié.
Se rencontrer malgré les handicaps sensoriels
Parmi les représentations les plus fréquentes figurent celles des handicaps sensoriels, surtout dans les livres pour les enfants et les pré-adolescents. Les personnages sourds ou malentendants, aveugles ou malvoyants, muets ou sourds-muets ne sont pas rares.
Dans le roman Deux Mains pour le dire, de Jean Didier, Manuel fait la connaissance de sa nouvelle voisine, Lisa, qui au lieu de parler agite les mains. Lorsqu’il apprend qu’elle est malentendante, Manuel change d’attitude et, pour elle, il va apprendre la langue des signes.
Comme Manu, Casimir, protagoniste du roman pour pré-adolescents La Fille d’en face de Malika Ferdjoukh se retrouve lui aussi face à une nouvelle voisine. Curieux, Casimir passe ses journées à observer cette jeune fille qui ne va pas à l’école et se meut bizarrement. Pourquoi ? Un jour, il va lui rendre visite et découvre que Stella est aveugle. En dépassant leur diversité, une belle relation s’instaurera entre eux.
L’amitié est également au cœur de deux albums pour enfants Dix Doigts pour une voix de Patricia Huet et Noir/Voir de François David. Dans le premier, Nina, sourde-muette, parle avec ses doigts, et "avec ses mains qui dansent, elle peut dire ce qu’elle pense". Un bel album pour raconter d’une amitié entre deux fillettes et surmonter la différence, car si Nina n’a pas de voix, toutes les deux ont dix petits doigts.
Dans le second, un merveilleux album en noir et blanc, trois filles jouent à cache-cache dans le noir. L’une d’entre elles est aveugle et décide de défier ses copines en jouant dans ce noir où elle repère de manière extraordinaire.
"J’ai attendu quelques instants. Puis je lui ai répondu : – Et toi, Jessy, qui as la chance de ne pas être aveugle, es-tu sûre de savoir voir, bien voir, tout voir, vraiment voir, quand il ne fait pas noir ?"
Les handicaps mentaux et psychiques
Le bizarre incident du chien pendant la nuit de Mark Haddon propose au lecteur une immersion dans la tête d’un adolescent asperger, Christopher Boone. Écrit à la première personne, ce roman policier (où Christopher et son lecteur tentent de trouver qui a tué le chien de la voisine), permet de mieux appréhender le handicap en voyant le monde à travers les yeux d’une personne autiste et surdouée. Les nombreuses références à la surcharge sensorielle, aux difficultés de communication ainsi qu’aux solutions mises en place par Christopher et son entourage amènent le lecteur vers une nouvelle compréhension du handicap. De plus, le handicap lui-même n’est jamais nommé dans le texte ce qui questionne notre vision du handicap et de la normalité.
Hier j’ai rencontré Martin est un album de jeunesse qui propose deux niveaux de lecture. La page de droite présente un dessin simple ainsi qu’un texte court adapté aux enfants alors que la page de gauche est une explication plus longue destinée à l’adulte qui permet d’expliciter les manifestations du handicap, ici l’autisme. L’histoire suit une journée-type pour Hector, le personnage principal, du matin jusqu’au soir, montrant ses besoins ainsi que les aménagements qui sont faits pour lui permettre de gérer les stimulations sensorielles (musique, répétitions, horaires fixes, décomptes, etc.). L’illustration est en noir et blanc avec des touches de marron (pour les cheveux d’Hector, ce qui permet de l’identifier rapidement sur l’image) et de rouge, ce qui fait apparaître les détails sur lesquels se focalise le protagoniste.
L’enfant-lecteur voit donc le monde de la même façon qu’Hector, car son attention est d’abord captée par les touches de rouge, tout comme le personnage. De plus, l’écriture à la première personne du singulier rend encore plus immersive la lecture pour le jeune lecteur. La page de gauche donne un éclairage plus adulte et explicite les comportements ainsi que les solutions mises en place par les parents et l’école ce qui peut permettre de répondre plus facilement aux questions des lecteurs et aller plus loin dans la compréhension des troubles du spectre autistique.
Les œuvres que nous avons ici évoquées montrent comment la littérature de jeunesse aborde le sujet du handicap. Leur nombre est croissant, même si leur proportion reste limitée par rapport aux nouveautés qui rejoignent chaque année le rayon jeunesse de nos librairies.
Eléonore Cartellier, Docteur en littérature britannique, Université Grenoble Alpes (UGA) et Chiara Ramero, Docteur en littérature française, Université Grenoble Alpes (UGA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.