Cinquième centenaire de la Réforme : Les grands principes / Partie II : Sola Scriptura

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Au premier principe explicité hier (le Sola Fide), vient s’ajouter un deuxième, le SOLA SCRIPTURA. Luther affirme en effet que l’autorité des Ecritures est supérieure à l’autorité de l’Eglise, du pape, des Conciles et des Pères, dont l’autorité n’est reconnue que pour autant que les décisions conciliaires et les écrits patristiques sont fidèles à l’Écriture Sainte (c’est le cas pour les protestants des quatre premiers conciles dits « œcuméniques »).

D’où le rejet de la tradition post-apostolique comme possédant une autorité égale à l’Écriture sainte, même si force est de reconnaître que l’Écriture elle-même est déjà le fruit d’une première tradition orale (c’est ce qu’on appelle la tradition apostolique). Il est vrai que le catholicisme présente deux objections fortes à cette thèse :

    1. L’autorité de l’Église a elle-même été nécessaire pour discerner le « canon » des livres inspirés. C’est donc que son autorité est supérieure à celle de l’Écriture. A quoi les protestants répondent que ce discernement s’est un peu imposé de lui-même à l’Église primitive du fait de la datation des évangiles canoniques (tous écrits du vivant des apôtres) alors que les évangiles apocryphes sont apparus postérieurement, en général au II e siècle). En outre, des critères de cohérence interne au texte permettent aussi de distinguer les écrits inspirés des écrits qui ne le sont pas. Il est vrai que la Bible protestante ne se confond pas avec la Bible catholique, puisqu’elle exclut les livres deutérocanoniques. Mais le canon protestant, concernant l’ancien testament, n’a fait que suivre le canon juif imposé à Jamnia en 90 après J-C, et l’on peut penser que ces livres, bien que lus et reconnus par le premiers chrétiens dès le concile de Carthage au IV e siècle, n’ont été officialisés définitivement dans le canon que lors du concile de Trente, au XVI e siècle, donc après la Réforme.
    2. La Tradition, dont se réclament les catholiques comme une source d’égale valeur aux Ecritures, ne ferait qu’expliciter ce qui est implicite dans l’Écriture. Ainsi, pour les catholiques, un dogme peut être authentiquement scripturaire, bien qu’il soit fort peu probable qu’il ait été professé tel quel par les premiers chrétiens. C’est le cas, par exemple, du dogme de la Trinité. Dans ces conditions, ne faut-il pas admettre un développement historique du dogme, par construction théologique à partir des données scripturaires, en sorte que la Tradition post-apostolique ne serait alors que l’explicitation de ce qui était en germe dans l’Écriture, une explicitation dont l’histoire et les Conciles permettrait d’actualiser les potentialités ? Reconnaissons la force de cette deuxième objection, mais la question reste posée de savoir si tous les dogmes du catholicisme peuvent être soumis au même traitement que celui de la Trinité, ce dogme ayant été élaboré pour résoudre le mystère de l’unité et de la distinction du Père et du Fils tout autant que celui de l’humanité et de la divinité du Fils, ainsi que de la personnalité du Saint-Esprit (de telles affirmations étant tout à la fois explicites et implicites dans l’Ecriture Sainte).

La Réforme protestante opère un renversement radical dans la manière de concevoir l’autoritéOn voit par là même le sens du sola scriptura : dans son refus d’identifier la vérité normative de l’Écriture à l’expression interprétative de l’Église, la Réforme protestante opère un renversement radical dans la manière de concevoir l’autorité puisque, comme le rappelle le travail du groupe des Dombes sur la question de l’autorité, « juger la doctrine n’était plus l’apanage des seules instances ecclésiales supérieures (c’est-à-dire du clergé) mais bien la fonction effective de toute la communauté des baptisés. Énoncer les vérités de foi appartenait certes aux interprètes théologiens, mais juger de leur conformité à l’Évangile revenait à l’ensemble des croyants. » (Un seul maître. L’autorité doctrinale dans l’Église). Ainsi, alors que, dans le catholicisme, le magistère apparaît comme le critère et le garant de la Parole, c’est désormais l’inverse chez les protestants : la Parole apparaît comme le critère du magistère, dont on ne peut vérifier la validité qu’en se référant à la Parole, mais qui donc peut aussi se faire rejeter. La Parole est devenue indépendante. Elle surpasse désormais le magistère par sa propre dimension. Rejeter le magistère en tant que critère de la détermination et de la juste interprétation de la Parole signifie alors logiquement réduire la Parole à l’Écriture Sainte s’interprétant elle-même, une telle Parole ne tolérant désormais plus la présence d’une « tradition » à ses côtés. À l’appui de cette révolution copernicienne dans la conception de l’autorité, Luther soulignait que

« La parole et l’enseignement humains ont établi et ordonné qu’il faut laisser le soin de juger la doctrine aux évêques, aux savants et aux conciles seuls. Ce qu’ils décident, tous doivent le tenir pour juste et pour article de foi, comme le prouve suffisamment l’éloge quotidien qu’ils font du droit spirituel du pape. Car on n’apprend presque rien d’autre de leur part, en dehors du fait qu’ils se glorifient de posséder le pouvoir et le droit de juger ce qui est chrétien et hérétique. Et le simple chrétien doit attendre le jugement et se comporter en conséquence. (...) Le Christ établit exactement le contraire : il enlève aux évêques, savants et conciles, tout ensemble le droit et le pouvoir de juger la doctrine pour les donner à chacun et à tous les chrétiens en général (...). Les évêques, papes, savants et tout le monde ont pouvoir d’enseigner, mais c’est aux brebis qu’il appartient de juger s’ils le font avec la voix du Christ ou la voix des étrangers. »
Oeuvres, IV, p. 82

On le voit, le protestantisme ne reconnaît ultimement pas d’autre juge que le maître intérieur, l’Esprit Saint, en sorte que tout croyant peut être lui-même éclairé et illuminé par lui pour accéder au sens véritable des Écritures. On voit que pour les protestants, c’est donc bien individuellement – et non communautairement – que le Saint-Esprit est donné, ce qui permet à chaque croyant d’être juge de la conformité de la doctrine à l’Ecriture :

Pour vous, l’onction que vous avez reçue vient de lui, et vous n’avez pas besoin qu’on vous enseigne ; mais comme son onction vous enseigne sur tout, puisqu’elle vous a enseignés, vous demeurez en lui.
I Jean, 2, 27)

Parallèlement à cette affirmation, on voit aussi que sans le Saint-Esprit, qui illumine le cœur et l’intelligence des croyants, l’Ecriture demeurera nécessairement opaque et incompréhensible. Paul l’enseignait déjà aux Corinthiens :

Si notre Évangile demeure voilé, c’est pour ceux qui se perdent qu’il est voilé, pour les incrédules, dont le Dieu de ce monde a aveuglé l’entendement afin qu’ils ne voient pas briller l’Évangile de la gloire du Christ, qui est l’image de Dieu.
II Corinthiens, 4, 3-4

L’interprétation correcte des Écritures n’est plus l’apanage du seul magistère de l’Église, mais du Saint-Esprit
Le geste décisif de la Réforme, c’est donc bien d’affirmer que l’interprétation correcte des Écritures n’est plus l’apanage du seul magistère de l’Église, mais du Saint-Esprit, qui agit dans le coeur et l’intelligence des croyants pour leur permettre de reconnaître la Vérité de la Parole, et d’avoir accès à l’intelligence de son sens véritable. Il n’y a donc plus besoin de faire appel à un tribunal supérieur, détenant les clefs de l’interprétation. En fait ce que vise principalement Luther dans sa destitution du magistère de l’Église, c’est surtout le refus de lier la Parole de Dieu à une quelconque autorité, puisque c’est elle qui, comme Parole souveraine, est la source même de l’autorité. À travers la restriction de l’autorité à la seule souveraineté des Écritures, ce que Luther recherche n’est donc pas tant la mise à l’écart des autorités reconnues que l’affirmation positive de la transcendance de la Parole divine par rapport à toute parole qui n’a pas Dieu lui-même comme auteur. Ainsi, au début de la seconde partie du Traité des Autorités Civiles, Luther écrivait que

«là où une loi humaine impose aux âmes de se conformer, en matière religieuse, à des opinions humaines, ce n’est certainement pas l’autorité de la Parole de Dieu qui parle... Dieu veut que notre foi se fonde uniquement sur la Parole divine. C’est donc pure folie d’ordonner de croire à l’Église, aux Pères, aux Conciles, quand leur opinion n’est pas confirmée par une Parole de Dieu... Il est encore beaucoup plus insensé d’exiger du peuple de se conformer à l’opinion de son Roi ou de son Prince. Nous ne sommes pas baptisés au nom d’un roi, d’un prince ou d’une majorité, mais au nom de Christ et de Dieu lui-même... Personne ne doit et ne peut faire des prescriptions à une âme s’il ne sait lui montrer le chemin du ciel. Nul homme n’en est capable ; Dieu seul sait le faire. C’est pourquoi, dans tout ce qui concerne le salut de l’âme, il ne faut enseigner et écouter que la Parole de Dieu.»

On voit qu’en partant du principe que l’Écriture s’interprète par elle-même, et qu’elle n’a pas besoin d’une autorité extérieure à elle pour attester sa normativité, la Réforme protestante substitua à l’autorité des papes et des Conciles de l’Église établie, considérée en rupture d’unité de foi, la règle d’autorité du témoignage intérieur du Saint-Esprit, instance d’inspiration et d’interprétation seule habilitée à témoigner et à communiquer véridiquement les contenus de foi.

La foi, qui naît de l’écoute de la Parole, s’appuie d’abord sur une tradition orale transmise par les apôtres

Personne ne songerait pourtant à contester que l’Écriture est postérieure à la révélation elle-même : la foi, qui naît de l’écoute de la Parole, s’appuie d’abord sur une tradition orale transmise par les apôtres. Mais de ce que la tradition orale précède l’Écriture Sainte – une Écriture qui vient la fixer, en donnant une formulation définitive à la foi de la communauté chrétienne naissante – on ne peut en conclure, comme le fait parfois le catholicisme, que l’Écriture ne serait qu’un témoignage partiel et limité sur la Révélation, et que celle-ci se prolongerait au-delà de l’Écriture, soit dans une tradition transmise oralement par les premiers apôtres du Christ qui n’aurait pas été consignée par écrit, et qui pourrait prétendre à une validité égale à celle des Écritures, soit dans une tradition post-apostolique qui permettrait de dégager de l’Écriture un sens plus profond, mais bien souvent purement implicite. Au contraire, il nous semble que le souci qui anime les Épîtres dites « pastorales » réside précisément dans la volonté de fixer, de manière définitive, la « saine doctrine » par écrit, et ce justement pour éviter les dérives (qui seront d’abord, dès le deuxième siècle, d’abord d’origine gnostiques) qui pourraient résulter de l’altération de la doctrine dans la transmission orale de celle-ci C’est pourquoi Jean nous mettra clairement en garde contre toute évolution doctrinale qui ne prendrait pas sa source dans la foi apostolique, puisque la saine doctrine a été transmise « une fois pour toutes » (Jude 1, 3) aux Apôtres, ce qui fait bien de l’Écriture la garante ultime de la « saine doctrine ».

Pour vous, ce que vous avez entendu dès le commencement doit demeurer en vous. Si ce que vous avez entendu dès le commencement demeure en vous, vous demeurerez, vous aussi, dans le Fils et dans le Père (...) Je vous ai écrit ceci au sujet de ceux qui vous séduisent. Pour vous, l’onction que vous avez reçue de lui demeure en vous, et vous n’avez pas besoin qu’on vous enseigne ; mais comme son onction vous enseigne toutes choses, qu’elle est véritable et qu’elle n’est pas un mensonge, demeurez en elle comme elle vous l’a enseigné.I Jean, 2, 24-27

Charles-Eric de Saint Germain, enseignant en classes préparatoires, est auteur, entre autres, de Un évangélique parle aux catholiques » (F-X. De Guibert, 2008),  Cours particuliers de Philosophie », I et II, (Ellipses), « La défaite de la raison » (Salvator, 2015), « Ecrits philosophico-théologiques sur le christianisme » (Excelsis, 2016).


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