L’actualité récente a placé sous le feu des projecteurs un certain nombre de chefs d’entreprise très engagés dans les débats de la cité au nom de leur foi catholique. Vincent Bolloré est présenté en « catholique engagé, loin des chrétiens de façade » : « Je suis catholique pratiquant, ma foi fait partie de moi et influence tout ce que je fais. » Une mise en lumière suscitant de vives réactions. Une vingtaine de personnalités du christianisme signaient une tribune en septembre dernier contre la vision d’entrepreneurs catholiques libéraux. Une occasion de revenir sur la doctrine sociale de l’Église.
Notre lecture économique d’une doctrine sociale montre que, depuis le pape Léon XIII, l’Église perpétue son opposition à un libéralisme économique sans limites. Toutefois, certains auteurs comme Jean-Yves Naudet et le think tank américain Acton Institute défendent une compatibilité entre les thèses libérales de Friedrich Hayek et l’enseignement de l’Église.
Alors, libéralisme économique et doctrine sociale font-ils bon ménage ?
Une doctrine mise à jour par des encycliques
La doctrine sociale présente des principes évangéliques « qui se manifestent dans les efforts accomplis par les individus, les familles, les agents culturels et sociaux, les politiciens et les hommes d’État pour lui donner sa forme et son application dans l’Histoire ». Cette doctrine a un double visage. Elle est l’exposé de grands principes que l’organisation de la société doit chercher à promouvoir. Dans le même temps, elle expose des valeurs chrétiennes qui visent à éclairer les consciences tant des chrétiens que des non chrétiens pour approcher les questions économiques et sociales.
La doctrine sociale est divulguée à l’ensemble des chrétiens et au monde à travers des encycliques. Le terme trouve son étymologie dans le mot grec enkuklios, qui signifie « circulaire ». Selon le glossaire de la Conférence des évêques de France, il s’agit ainsi d’une « lettre solennelle du pape adressée à l’ensemble de l’Église catholique ou plus spécifiquement à une des parties d’entre elle, évêques, clergé, fidèles ».
Naissance au XIXᵉ siècle face à l’industrialisation
Cette présence de l’Église catholique dans le champ économique et social date de la fin du XIXe siècle. En 1891, le pape Léon XIII réagit à l’industrialisation des sociétés américaines et européennes, à la diffusion des idées libérales et aux différents courants de pensée socialiste. Il publie l’encyclique : Rerum novarum, des choses nouvelles sur la situation des ouvriers. Dans Le Monde du catholicisme, nous rappelions qu’il en ressort une vision éloignée tant du socialisme – l’homme écrasé par l’État – que de l’individualisme libéral – l’homme seul face à la violence du marché.
Cet enseignement est depuis régulièrement actualisé pour faire face aux problèmes économiques ou sociaux nouveaux :
– La crise des années trente : Quadragesimo anno, par Pie XI en 1931 ;
– Le matérialisme de la société moderne : Mater et Magistra, par Paul VI en 1961 ;
– Le sous-développement : Populorum progressio, par Paul VI en 1967 ;
– Le chômage qui conduit Jean-Paul II à développer une théologie du travail : Laborem exercens, par Jean-Paul II en 1981 ;
– La toute-puissance de l’économie libérale à la suite de la chute du communisme : Centesimus annus, par Jean-Paul II en 1991 ;
– La mondialisation : Caritas in veritate, par Benoît XVI en 2009 ;
– L’écologie : Laudato si, sur la sauvegarde de la maison commune, par François en 2015.
Dignité de la personne humaine
La doctrine sociale s’appuie sur le concept central de dignité de la personne humaine pour justifier ses interventions et proposer une vision de la société subordonnée à l’idée de la justice. L’Église n’a de cesse de militer pour que « le développement ne [s]oit pas compris de manière exclusivement économique, mais dans un sens intégralement humain » (Paul VI, Populorum progressio).
À la suite de la chute du communisme, la doctrine sociale n’accepte pas de laisser la marche du monde au seul bon fonctionnement de l’économie libérale. Le pape François résume bien cette affirmation : « Une fois de plus, il faut éviter une conception magique du marché qui fait penser que les problèmes se résoudront tout seuls par l’accroissement des bénéfices des entreprises ou des individus. Est-il réaliste d’espérer que celui qui a l’obsession du bénéfice maximum s’attarde à penser aux effets environnementaux qu’il laissera aux prochaines générations ? » (Laudato si, sur la sauvegarde de la maison commune – § 190).
L’État, responsable du bien commun
Le marché est certes reconnu, mais l’État a la responsabilité ultime du bien commun. Dès Rerum novarum, Léon XIII arbitre en faveur du rôle social de l’État contre la seule charité privée.
Aucun de ses successeurs n’a remis en cause cet enseignement, qui valorise le jeu des corps intermédiaires et, en dernier lieu, celui de l’État selon une logique subsidiaire. En 2005, le Compendium de la doctrine sociale de l’Église (2004) résume parfaitement cet enseignement en rappelant que les interventions de l’État ne doivent être « ni envahissantes ni insuffisantes » (Compendium – § 351).
Dès lors, pour permettre à l’État d’assurer ses missions, notamment sociales, le paiement de l’impôt est une obligation morale. « La soumission à l’autorité et la coresponsabilité du bien commun exigent moralement le paiement des impôts » (Catéchisme – § 2240) et « la fraude fiscale est moralement illicite » (C. – § 2409).
Priorité du travail sur le capital
Pour autant, l’Église a toujours été favorable à la propriété, à l’entreprise, au profit et à l’entrepreneuriat. Jean-Paul II stigmatisait cependant « le désir exclusif » de profit (Sollicitado rei socialis– § 37) qui se traduit dans la pratique généralisée de la shareholder value (création de valeur pour l’actionnaire). Atteindre un niveau de profitabilité, entre 15 et 25 % de ROE (Return on Equity) est communément attendu, notamment de la part des fonds d’investissement. Cela implique souvent de baisser la part de la valeur ajoutée versée aux autres parties prenantes.
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Les encycliques ont toujours placé la complémentarité du capital et du travail au fondement de leur enseignement : « Il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital » (Rerum novarum 15). Jean-Paul II le rappela en son temps : « On doit avant tout rappeler un principe toujours enseigné par l’Église. C’est le principe de la priorité du travail par rapport au capital » (Laborem exercens (Le) – § 12,1).
Une communauté humaine
À cette fin, l’entreprise doit être comprise comme une communauté humaine sous peine de bafouer la dignité des salariés. « Il peut arriver que les comptes économiques soient satisfaisants et qu’en même temps les hommes qui constituent le patrimoine le plus précieux de l’entreprise soient humiliés et offensés dans leur dignité. Non seulement cela est moralement inadmissible, mais cela ne peut pas ne pas entraîner par la suite des conséquences négatives même pour l’efficacité économique de l’entreprise » (Centesimus annus (Ca) – § 35).
Parce que l’entreprise n’est pas seulement « une société de capital » mais en même temps « une société de personnes », Jean-Paul II rappelle les propositions avancées par l’Église « en faveur de la copropriété des moyens de travail, la participation des travailleurs à la gestion et/ou aux profits des entreprises, ce que l’on nomme l’actionnariat ouvrier, etc. » (Le – § 14, puis Ca – § 16).
Doctrine sociale et… écologique
Le pape François pourtant ne ménage pas sa peine pour stigmatiser l’absolutisme du marché : « Il devient manifeste que la dégradation de l’environnement comme la dégradation humaine et éthique sont intimement liées. Beaucoup diront qu’ils n’ont pas conscience de réaliser des actions immorales, parce que la distraction constante nous ôte le courage de nous rendre compte de la réalité d’un monde limité et fini. » Il se prononce pour une « écologie intégrale », citée dix fois dans Laudato si, sur la sauvegarde de la maison commune.
Une écologie, inséparable du bien commun.
Bernard Laurent, Professeur, EM Lyon Business School et Eric André, professeur d'économie financière, EM Lyon Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.