Charles de Foucauld (1858-1916) vient d’être canonisé à Rome parmi dix figures de saint dont deux autres sont également françaises : Marie Rivier (1768-1838), institutrice d’Ardèche, fonda plus de 140 écoles (!) et César de Bus (1544-1607), aristo à la mode curé d’Ars, créa une société de prêtres influente en Provence.
Bien que Charles de Foucauld ne puisse se prévaloir d’aucune œuvre, l’ermite de Tamanrasset les surplombe de sa notoriété. Peu de personnages sont aussi inspirants que lui. Comment l’expliquer ? Il est à la spiritualité ce que Saint-Jacques de Compostelle est au pèlerinage : on peut en faire ce qu’on veut. Á chacun son Charles comme à chacun son chemin :
Les uns voient le vicomte et le cyrard, le cavalier de Saumur, l’éclaireur de l’expansion de la foi en terre inconnue, la sentinelle héroïque et volontaire se sacrifiant sur un avant-poste de l’Algérie coloniale. Les autres regardent l’abbé Pierre des sables, né à Dieu grâce aux musulmans, précurseur de l’enfouissement de l’ère Vatican II, en rupture avec son milieu et son théâtre d’apparences. Les uns exaltent ses écrits, les autres sa présence.
Á ce clivage se mêlent trois tendances modernes qui font du saint – bien malgré lui – une victime de la mode. Appelons-les égocentrisme, exotisme et extrémisme, sans connotation péjorative.
L’égocentrisme : Charles de Foucauld se cherche sans jamais se trouver sauf vers la fin. Du dandy dépité par les plaisirs au « défricheur évangélique » (René Bazin), il n’y en a que pour ses états d’âme. Les 6000 pages de lettres y sont pour beaucoup. Et que dire de la photo ? Sans cette invention, parlerions-nous de lui ? Le XIXe siècle est celui du roman. Ce n’est pas un hasard si la jolie plume de Christiane Rancé s’éprend de ses « mille vies » (Cf. l’article en référence). Que ce contemporain de Proust soit « brûlé au Christ » (Christophe Mory) ne le rend que plus authentique, adjectif hypervalorisé de nos jours.
Charles de Foucauld incarne l’émergence du moi qui se raconte – et que souligne l’intensité de sa relation à Dieu. Tout son être gît sous une lumière crue et nue. Il interprète le retour du fils prodigue. En sus de cette narration, on se plaît à épiloguer sur sa conversion. Survient-elle en 1886 à l’église saint Augustin, à la manière d’un Paul Claudel foudroyé à Notre-Dame la même année, ou bien en 1908 quand il « cesse de faire pour être » (Mory) ? Et jusqu’à sa mort : est-elle accidentelle ou commanditée par les Allemands, sur le point de perdre à Verdun ? Là aussi, on en parle encore.
Paul VI dira que « l’homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres ». Charles de Foucauld coche cette case avant tout le monde. Il n’est pas clérical pour un sou, quitte la Trappe après ses vœux temporaires, devient prêtre mais ne répond pas à ce seul label, étant aussi moine ou missionnaire.
Soumis à l’Église mais toujours tenté de lui désobéir par sa ferveur créative, il ne doit son image qu’à lui-même. « Il fait de la religion un amour », dit son postulateur, Mgr Ardura. Nos contemporains, friands de nouvelles spiritualités, aiment ce genre de profil doux dingue indocile, toujours on the road. Ils y voient un signe de l’absolue liberté à laquelle leur désir de bonheur aspire à tout prix. À la fois irrésolu et obstiné, l’ermite aurait fait un malheur dans l’industrie du coaching et de l’épanchement du cœur.
L’exotisme. Nul n’imagine Charles de Foucauld curé de campagne dans le Périgord, pays de ses racines. Pas plus que curé de paroisse à Viviers, son diocèse ardéchois. Quel génie de la com’ de préempter – avant le cinéma – les splendeurs minérales du Hoggar ! Son osmose avec la nature sauvage inciterait les adeptes écolos de Pierre Rabhi à chausser des sandales.
En allant au Sahara imiter Jésus, Charles de Foucauld bâtit un revival christique digne de la pureté originelle de la Judée. Il décape l’évangile de ses couches occidentales. Et puis, à l’époque de Zola, ce seigneur du désert fait souffler le vent, le soleil et le rêve à travers la brume de nos haines. On s’émerveille de son univers comme un enfant devant un atlas.
L’extrémisme : Charles de Foucauld fait tout dans l’excès. Il va chercher le Christ dans les Touaregs, peuplade malaimée, trop loin pour nous. Ce marabout ethnologue pond leur dictionnaire, réflexe bien cartésien. Ce côté-là le sauve à nos yeux sceptiques. Le saint roule en fait pour le progrès, à l’inverse d’un gourou cynique et allumé. Ses talents de linguiste et de géographe l’immunisent de la critique.
Son extrémisme n’est pas violent, sauf sur lui-même, au point que son ami Laperrine lui écrit que « la pénitence n’a jamais été l’école du suicide ». La radicalité trie les hommes. Á l’ère des masses, on la recherche encore mais dans les sensations, point dans l’abnégation. On grimpe sans corde ; on se jette d’une falaise parachute fermé : le moins change tout ! Se dit-on alors – comme Charles de Foucauld – que Dieu n’est pas modéré et qu’il vomit vraiment les tièdes ?
En tout cas, ce jeune homme riche vainquit l’embourgeoisement. Ce n’est pas son plus petit mérite.
Louis Daufresne
Source : Le Monde
Cet article est publié à partir de La Sélection du Jour.