
"J’ai compris à ce moment-là que ce n’était pas du divertissement, mais un ministère."
Par une soirée humide de juin 2019, Joel Salvi, alors âgé de 18 ans, monte sur scène dans une église catholique faiblement éclairée de Pune, une ville de l’État du Maharashtra, en Inde. Une cinquantaine d’adolescents impatients remplissent les bancs. La musique démarre. Des basses profondes font vibrer les murs de l’église, Salvi saisit le micro. Il chante en hindi "Mera Khuda Aayega" ("Mon Dieu viendra"). Sa voix résonne avec force et conviction. À chaque couplet, il appelle les jeunes à se tourner vers Dieu dans les moments de détresse. Même dans la déception, affirme-t-il, le Seigneur reste fidèle.
Après sa performance, il se souvient qu’un jeune homme est venu le voir en pleurant. "Il s’est senti vu et aimé par Dieu pour la première fois", raconte Salvi.
"Ce moment m’a bouleversé. J’ai compris à ce moment-là que ce n’était pas du divertissement, mais un ministère."
Issu d’une famille chrétienne de Pune, Salvi a grandi en écoutant des rappeurs chrétiens américains comme Lecrae, KB, Propaganda, Tedashii et Sho Baraka. En 2019, il a commencé à écrire et interpréter ses propres morceaux dans des églises et lors de concerts chrétiens.
Aujourd’hui, Salvi fait partie d’un nombre croissant d’artistes de hip-hop chrétien qui commencent à se faire connaître en Inde. Avec des rythmes, des mots et des expériences propres au pays, ces pionniers bousculent les habitudes de nombreux chrétiens, souvent attachés à une musique de louange plus traditionnelle, et font aussi face à une hostilité croissante envers les chrétiens dans ce pays à majorité hindoue. En utilisant les réseaux sociaux et en se produisant lors de rassemblements de jeunes, ces artistes espèrent toucher une nouvelle génération de croyants.
"J’ai toujours baigné dans le rythme et la poésie, mais c’est Christ qui leur a donné un sens", explique Salvi.
Le hip-hop a fait son apparition en Inde dans les années 1980 grâce à des films de breakdance comme Beat Street, et s’est développé dans les grandes villes comme Mumbai, Delhi et Chennai. Au début des années 2000, des artistes locaux comme Bohemia, Baba Sehgal et Yo Yo Honey Singh ont adapté le genre en y intégrant des langues régionales et des références au cinéma bollywoodien. Plus récemment, le "gully rap", un style engagé né à Mumbai, a gagné en popularité avec des rappeurs comme Divine et Naezy.
En 2023, environ un tiers des 50 titres les plus écoutés sur Spotify en Inde étaient du hip-hop, et plus de 70 % des auditeurs de ce genre appartenaient à la génération Z.
Varsha et Sherin Peter, des sœurs jumelles connues sous le nom de Hosanna Twins, ont découvert le genre en 2012 en écoutant Honey Singh et Raftaar.
"On était fans, mais à l’école on chantait des cantiques traditionnels", se souvient Varsha, qui fréquentait alors avec sa sœur un établissement chrétien.
Filles d’un pasteur, elles ont décidé de se lancer dans le rap en fusionnant des textes rythmés avec le message de l’Évangile. Elles ont commencé à se produire dans des groupes de jeunes, des églises et des écoles. En 2018, elles ont sorti leur premier single, "Yeshu Naam" ("Le nom de Jésus").
Varsha se souvient que beaucoup de chrétiens ont d’abord été choqués de voir des filles rapper, la plupart des rappeurs connus en Inde étant des hommes. Mais d’autres étaient intrigués. Les deux sœurs ont vu dans cette réaction une opportunité d’amener les jeunes à découvrir Jésus.
Leur père, Lambert Peter, pasteur de l’église des Assemblées de Dieu Prarthana Bhawan à Delhi, était lui aussi sceptique. Certains membres de l’église critiquaient leur démarche, trouvant le style musical étrange ou inquiétant, notamment en raison des associations courantes entre le rap et la violence, le sexe ou la drogue. D’autres estimaient que la louange devait se faire avec des chœurs traditionnels ou des instruments acoustiques.
"Je me demandais : comment le Seigneur peut-il être glorifié par ce genre de choses ?", raconte Peter. Mais en voyant comment le rap touchait et transformait les jeunes, il a changé d’avis.
"Le nom de Dieu peut aussi être glorifié à travers le hip-hop."
Aujourd’hui, les deux sœurs sont régulièrement invitées à se produire dans des groupes de jeunes et des camps chrétiens. Elles cherchent à encourager la génération Z, souvent confrontée à l’anxiété et à la pression, à faire confiance à Dieu. Dans leur single "Kyun Darna" ("Pourquoi avoir peur ?"), elles rappellent la présence de Dieu dans les moments faciles comme difficiles : "Il est mon chant dans la peine, la maladie, les soucis, l’adversité."
Leur chaîne YouTube compte aujourd’hui 13 000 abonnés. Elles poursuivent toutes deux un master en théologie et dirigent Hosanna El Shaddai Ministry, une mission de jeunesse dans les quartiers défavorisés de Delhi, une zone touchée par la criminalité, la drogue et la prostitution.
"La culture rap ne se développe pas encore rapidement dans l’Église, mais là où il y a des jeunes, il y a de l’intérêt – et l’Église commence à comprendre notre culture", affirme Lambert Peter, désormais soutien actif de ses filles.
D’autres rappeurs chrétiens, souvent bilingues en hindi et en anglais, gagnent aussi en popularité en ligne : Raushan Bhairamadgi (ou RJBMADZ), Roshan Tony, Joy Punekar, Isaac Dailey, Sheldon Bangera et Prabhu Pammi, qui rappe en télougou.
Mais Joel Salvi reste l’un des plus suivis, avec près de 50 000 abonnés sur Instagram. Sa première chanson à devenir virale, "Yoddha" ("Guerrier"), est inspirée des versets d’Éphésiens 6 sur l’armure de Dieu. Depuis sa sortie en 2022, elle a été vue plus de 550 000 fois. Ce succès lui a permis de collaborer avec d’autres artistes. Un an plus tard, il a sorti son premier album autoproduit, Repent, sur YouTube et Spotify.
Même si le hip-hop chrétien se développe "en ligne, dans la rue, dans les universités", note Salvi, il ne permet pas d’avoir des revenus fixes. Parfois les concerts sont sponsorisés, parfois non.
Il considère pourtant que son ministère a une grande utilité. Il souhaite toucher les jeunes de tout le pays en collaborant avec d’autres rappeurs chrétiens de différentes régions et langues, comme le tamoul ou le marathi. Il imagine un avenir où l’Église et les rappeurs chrétiens travailleront ensemble pour produire de la musique dans encore plus de langues indiennes.
En tant qu’influenceur chrétien, Salvi insiste sur l’importance de la redevabilité: il assiste régulièrement aux cultes de son église locale et rencontre des mentors spirituels. Il se sent redevable vis-à-vis de ses abonnés, et veille à ce que ses textes et ses publications soient ancrés dans les Écritures.
Au-delà de la reconnaissance dans l’Église, les artistes de hip-hop chrétien évoluent dans un climat où la persécution est en hausse. En 2024, les chrétiens en Inde ont subi 834 attaques, contre 734 en 2023, selon le United Christian Forum. Le chiffre réel est sans doute plus élevé, beaucoup ne signalant pas les faits par crainte de représailles. L’Evangelical Fellowship of India a recensé 640 incidents vérifiés, dont 4 meurtres, des actes de vandalisme contre des églises, des conversions forcées et des arrestations injustifiées.
Dans ce contexte, certains rappeurs chrétiens considèrent leur musique comme un acte de résistance. Les Hosanna Twins voient leurs chansons comme une réponse fondée sur l’Évangile face à la persécution et à l’injustice. Leurs morceaux, comme "Yeshu Naam" ou "Kyun Darna", contiennent des paroles sur le fait de rester ferme en Jésus malgré les critiques sociales ou les menaces spirituelles.
Les deux sœurs ont elles-mêmes été confrontées à cette opposition. Elles reçoivent régulièrement des commentaires haineux sur leurs vidéos YouTube, les accusant d’être anti-indiennes ou de s’être converties pour des raisons matérielles, et les accusant à tort de forcer des hindous à se convertir au christianisme. Au début, ces commentaires les affectaient, mais elles ont fini par choisir de se concentrer sur leur musique et d’ignorer la haine.
De leur côté, dans leur chanson "Mera Yeshu Yeshu" ("Mon Jésus Jésus"), les rappeurs chrétiens RJBMADZ et Suraj Sahoriya ont détourné un ancien mème utilisé par des nationalistes hindous pour se moquer des chrétiens. Ils s’en servent pour proclamer la puissance de Dieu à pardonner et à sauver.
"Pourquoi ne devrais-je pas chanter le nom de Jésus? Pourquoi ne devrais-je pas penser qu’à un seul nom?"
Salvi explique que, même si ses chansons ne parlent pas directement de la persécution, il essaie d’y insuffler à la fois “lamentation et espérance”. Dans sa chanson "Godfidence", il rappe en hindi :
Qu’ils disent ce qu’ils veulent ; peu importe.
Que tu me détestes ou que tu m’aimes, je sais
que je continuerai à marcher sur le chemin de Dieu,
car le Dieu céleste voit mon cœur.
Alors que le rap gagne en popularité chez les jeunes, les rappeurs chrétiens espèrent que leur musique, en circulant en ligne, conduira davantage de personnes à rencontrer Jésus.
"Le hip-hop peut être une arme pour la vérité, la guérison et le réveil", affirme Salvi.
Rishabh Jain
Un article de Christianity Today. Traduit avec autorisation. Retrouvez tous les articles en français de Christianity Today.