Ce lundi, troisième acte de « Mariés au premier regard », effilant le mariage

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« Grâce aux progrès de la science, on peut savoir mieux que vous-même de qui vous allez tomber amoureux. » C’est l’idée de l’émission de téléréalité au nom très évocateur, « Mariés au premier regard », dont la chaîne française M6 diffuse ce lundi soir le troisième épisode. Deux personnes qui ne se connaissent pas se rencontrent le jour de leur mariage devant le maire après qu’elles ont passé un test de compatibilité. L’émission prétend en effet ne pas agir à la légère et se fonder sur une approche scientifique. Le concept existe déjà dans une vingtaine de pays, qui fait parler le magazine VSD de « dernier coup porté au mariage ». Le taux de réussite de ces unions est très faible.

Le principe de l’émission est celui des sites de rencontre, établir rapidement des profils de personnes avec lesquelles on serait susceptible de partager sa vie. On se trouverait face à un mélange des diverses séries Les Experts, les scientifiques d’unités de police américaines, et L’amour est dans le pré ; la science dirait qui épouser. Et, d’amour dans le pré, tout va tellement vite que musarder dans les champs en allant dans les sentiers, par les soirs bleus d’été, « picoté par les blés, fouler l’herbe menue », comme écrivait Rimbaud dans son poème Sensation, est une perte de temps voire d’audimat pour une émission prônant le mariage comme un bien de consommation rapide. La télévision abolit le temps qui est peut-être de l’argent, mais aussi de l’amour dans la période d’attachement quand se forme un couple, pour faire du mariage une performance au sens spectaculaire – comme les expositions d’art contemporain - et compétitif – qui ira le plus loin. La pression efface la liberté qu’accorde le temps, et l’extimité l’emporte sur la construction privée de la relation avant la noce.

Des promesses pour la vie, mais à l’essai - court - pour la « science »

Certes, le refus est possible au dernier moment, mais tout est fait pour pousser en mariage en minimisant les risques d’échec

La découverte mutuelle, après le recours à un algorithme, se fait donc en présence du maire de Grans, dans le sud-est de la France. Deux personnes qui ne se connaissent normalement pas, avec leurs proches pareillement ignorants, sauf éventuelle surprise, de qui est qui chez les futurs alliés, sont invitées à dire le mot magique devant l’élu. Plus rapide que le speed dating, le total speed wedding organisé par la télévision où la responsabilité des êtres est quasiment évacuée. Certes, le refus est possible au dernier moment, mais tout est fait pour pousser en mariage en minimisant les risques d’échec. Les tourtereaux algorithmiques se promettent assistance et secours sous le régime de la séparation des bien, ainsi que respect et fidélité pour la vie avec une période probatoire de six semaines. Le mariage qui est un contrat particulier sur le plan juridique en ce qu’il est également une institution est ainsi légalement affirmé pour ce qui relève davantage du jeu télévisé que de la vie sociale.

Sciences et Avenir a demandé une explicitiation de la méthode au psychologue et sexologue, caution scientifique du programme, Pascal de Sutter. Ce dernier affirme que les candidats ont été éprouvés à l’aide des Big Five, un test de personnalité datant des années 1980 servant à évaluer cinq grands traits chez la personne interrogée, à savoir l’Ouverture (aux autres et à la nouveauté), la Conscience professionnelle, l’Extraversion, l’Agréabilité et le Névrosisme (la capacité à éprouver plus ou moins facilement des émotions négatives) ; ainsi qu’avec le recours au test Hare pour détecter les psychopathes. Il ne faudrait certes pas qu’un mariage avec un inconnu s’achève dramatiquement... Les épreuves permettraient de dégager des tendances pour unir des personnes « compatibles à plus de 70 % », voire 80.

Le désengagement de sa responsabilité pour s’engager dans le mariage

Sciences et Avenir a donc interrogé le sociologue Jean-Claude Kaufmann au sujet de cette émission qui dit faire appel aux sciences sociales. Le spécialiste de l’identité et de la socialisation déclare sans ambages son peu d’estime pour la méthode : « Les fameux ‘tests de compatibilité’ sont une imposture à 95 %. Sur le marché, c’est très à la mode. C’est d’ailleurs de cette manière que procèdent de nombreux sites de rencontre qui, en fonction de votre profil et des préférences que vous avez indiquées, vous proposent de rencontrer des profils similaires. » Et de pointer le désinvestissement des gens dans leurs propres choix, conjugué au désir de rapidité pour expliquer que certaines personnes acceptent ce marché : « C’est rassurant pour bon nombre de gens d’avoir un algorithme qui fait des choix pour vous. Les gens ont une attente très forte pour cela et acceptent ces choix que l’on fait pour eux de manière aveugle et très rapide. » S’il considère que découvrir de grands traits de personnalité peut aider à faire plus rapidement son choix, la promesse d’un « taux de compatibilité avec quelqu’un est une pure illusion ».

Les tests sont également auditifs et olfactifs, afin de s’assurer la compatibilité sensorielle

Les tests sont également auditifs et olfactifs, afin de s’assurer la compatibilité sensorielle. S’ils sont concluants, les candidats prétendument faits l’un pour l’autre sont amenés à la mairie de Grans où ils découvrent non seulement le potentiel futur conjoint, mais aussi sa famille. « Tu vas donc épouser un homme que tu n’as jamais vu ? », demande, interloquée, une mère à sa fille. Un homme qu’elle-même non plus n’a pas vu et inversement. Les familles présentes à la cérémonie sont embarrassées. Y a-t-il eu un test de compatibilité avec les proches du conjoint ? Rien ne le dit. Entrer dans une famille qui, si elle peut être un obstacle surmontable, quand le mariage a été sérieusement préparé, risque de devenir un poids pour un couple d’inconnus confrontés au rattrapage en catastrophe du temps qui a manqué pour cimenter la relation.

Sous prétexte de science, l’audimat est construit en niant d’une certaine façon la conscience, car l’être humain serait défini par quelques réponses, et pourrait être amené en mairie presque à la façon dont sont conduits les animaux à l’abattoir : rapidement préparés, rapidement pesés, rapidement amenés. Cette procédure n’est ni plus ni moins qu’une déni de l’humanité des candidats qui s’y prêtent sans faire le tour de la question, parce qu’ils se sont désengagés d’eux-mêmes. On est face à ce que l’on pourrait qualifier de fordisme dans l’amour, une division du travail : la relation ne se construit plus en amont avec le futur conjoint et sa famille, on ne s’occupe pas de savoir si l’on s’entendra bien ou non avec les uns et les autres : chacun fait sa part de travail, la machine décide de la probabilité des sentiments, l’individu se situe à l’autre bout de la ligne de montage. Il n’y a quasiment plus besoin de faire d’effort pour se faire l’un à l’autre dans l’évolution du mariage, puisque l’amour aurait été décrété quasiment certain - mais à l’essai pour s’en assurer.

Mais l’humain n’est pas déterminé par des algorithmes

Mais l’humain n’est pas déterminé par des algorithmes, il a sa part d’imprévisibilité, ses choix peuvent surprendre. Ainsi, le couple du premier épisode de l’émission, tourné il y a à peine quelques mois, serait déjà délié : la jeune marié aurait craqué pour un autre candidat à qui les évaluations statistiques avaient déjà proposé une femme qu’il devait épouser la semaine suivante.

Le discrédit institutionnel d’une union nouée avec la production plus qu’avec une personne

Si Pascal de Sutter affirme, dans Sciences et Avenir qu’il ne prétendra « jamais que ce qu’on a obtenu pourrait être publié dans une revue scientifique à comité de lecture », il y a lieu de se demander, ironiquement, pourquoi les jeunes mariés doivent subir une période de probation qui couvre six semaines afin de confirmer les études statistiques qui ont permis de les unir. La course à l’audimat qui utilise la science comme prétexte a trouvé le filon pour satisfaire le voyeurisme, abaissant ainsi la connaissance comme le mariage. On prétend entrer dans le mariage et la science de plain-pied, comme l’on traverse un plateau de télévision sans aspérités ni marches.

Il est désolant qu’un magistrat municipal ait pu accepter de prendre part à une union où il n’y avait même pas eu la moindre ébauche d’idylle à la naissance des premiers échanges, d’autant plus qu’il n’ignore pas que le concept de l’émission se pose en porte-à-faux avec l’esprit et la lettre du Code civil dont il mentionne l’article 212 aux futurs mariés : « Les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance. » Ce n’est plus seulement la science que l’on rabaisse, à la formation psychologique du contrat et de l’institution qu’est le mariage que l’on porte atteinte, c’est également au sérieux de l’autorité publique que l’on touche. Jusque là, la fiction voulait que les futurs époux s’engageassent réellement pour la vie, en espérant qu’ils tinssent leurs vœux en dépit du nombre de divorces qui se situe autour de la moitié de celui de mariages ; désormais, un maire accepte le principe d’un jeu commercial qui oublie la fiction pour ne demander à ses candidats qu’une chose, tenir au moins six semaines. Le contrat de mariage se fait implicitement donc avec les producteurs de l’émission puisque ce sont eux qui fixent la durée minimum, et non avec la personne épousée. Par le truchement du maire, la société ne constate plus l’union, l’élu ne fait que sanctionner un essai pour la télévision. Si autrefois, l’autorité validait des mariages arrangés pour construire des alliances intéressées, cette époque a vu passer la volonté de l’individu, permettant un équilibre entre l’existence de la société et celle de chacun. D’individu, il n’en est que peu question ici, en dépit des apparences, puisque la personne se dépersonnalise en s’en remettant à des algorithmes ; et un maire prête un concours juridique et institutionnel à ces mariages, certes consentis, mais arrangés pour l’audimat et dont les habits de noce sont rapidement effilés.

Présentée en première partie de soirée, l’émission peut être vue par le maximum de téléspectateurs. Après un premier épisode suivi par 3 millions de téléspectateurs, ce sont 400 000 personnes de plus qui se sont ajoutées devant la production de M6 annonçant 70 à 80 % de compatibilité. Autre chiffre, sur cinquante couples déjà mariés dans le cadre des émissions du même genre à l’étranger, seuls neuf sont toujours ensemble pour le moment, soit 18 %.

Hans-Søren Dag


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