Bioéthique : Cœur de porc greffé sur un homme, quand les technologies abolissent les limites du vivant
Au moment où il est tant question, dans le contexte de la pandémie de Covid-19, de vaccins à ARN messager, la transplantation d’un cœur de porc sur un Américain âgé de 57 ans, le 7 janvier 2022 à l’École de médecine de l’Université du Maryland (États-Unis), éclaire d’autres champs de la recherche biomédicale.
Cette innovation scientifique chirurgicale est démonstrative d’une capacité d’intervention sur l’être humain qui, au-delà de la prouesse technologique, reconfigure les repères dans la relation interespèces, non seulement d’un point de physiologique, mais aussi dans une approche anthropologique.
Tentatives d’approches chirurgicales disruptives et spectaculaires
Quelques repères historiques permettent de mieux comprendre l’évolution des pratiques de greffes d’organes, dans une première phase à partir de donneurs vivants ou de cadavres.
- Le 23 décembre 1954, Joseph Edward Murray réalise la première greffe de rein sur des jumeaux monozygotes (« vrais » jumeaux) au Brigham and Women’s Hospital de Boston (États-Unis). En 1990, le Prix Nobel de physiologie ou médecine lui sera attribué, notamment pour ses recherches ayant permis de développer les immunosuppresseurs, utilisés pour contrer le processus physiologique de rejet du greffon ;
- En 1966, une greffe de pancréas est réalisée avec succès à Minneapolis ;
- En 1967 Christiaan Barnard réalise à Cap Town (Afrique du Sud) la 1re greffe de cœur. La même année, à Denver (États-Unis) une greffe de foie permet une survie de 13 mois ;
- En 2000, une double greffe de deux mains et avant-bras est réalisée à Lyon ;
- En 2005, une étape supplémentaire est franchie, avec la greffe partielle d’un visage à Amiens (tant en ce qui concerne le bénéficie direct du receveur que les aspects d’ordre anthropologique, les controverses ont été vives).
Parallèlement à ces transplantations entre êtres humains, le recours à des organes animaux ou à des organes artificiels connaît également une phase expérimentale. En 1984, un enfant survit 21 jours avec un cœur de babouin ; le 19 juillet 2021 la 1re implantation commerciale d’un cœur artificiel a lieu en Italie ; en octobre 2021 la greffe d’un rein de porc génétiquement modifié est poursuivie pendant 3 jours sur une personne en état de mort cérébrale.
Ces tentatives d’approches chirurgicales disruptives et spectaculaires, visant à explorer les différentes voies du possible afin de repousser la fatalité d’un dysfonctionnent organique, ne pouvaient que susciter, par leur nature même, des dilemmes éthiques. Ces derniers s’ajoutent à la complexité de l’acte chirurgical, à partir des conditions du prélèvement jusqu’à celles de la réalisation de la greffe.
Des pratiques sujettes à controverses
La chirurgie de la greffe a notamment bénéficié des premiers acquis de la réanimation médicale intervenant « aux frontières de la vie », ainsi que des avancées en immunologie. Elle a de ce fait suscité nombre de controverses relatives à l’intervention du médecin en situation extrême et aux transgressions parfois assimilées à ce qu’il convenait de dénoncer comme de « l’acharnement thérapeutique ».
Dans les années 1970, la greffe d’organes a ainsi suscité à la fois espoirs et critiques. En cause, l’origine des greffons utilisés, prélevés sur des cadavres (le terme d’ « état de mort encéphalique » semble aujourd’hui plus approprié). Sur la scène publique, cette innovation scientifique apparaissait alors, de par sa force symbolique, comme une forme de transgression anthropologique, voire d’enfreinte à la dignité humaine.
La loi n°76-1181 du 22 décembre 1976 relative aux prélèvements d’organes avait alors provoqué sur le moment de vives controverses qui se sont estompées à mesure que les techniques de la greffe se sont intégrées aux pratiques conventionnelles de la chirurgie (elle sera abrogée par la loi n° 94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, revue dans la loi n°2021-2017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique).
Dans les temps pionniers de la greffe (les premières transplantations réussies datent des années 1950), on évoquait les risques de dérives dans l’exploitation du « corps pourvoyeur d’organes ». Un encadrement des pratiques a été prescrit dans le Code civil :
« Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui. »
De même, la non-patrimonialité du corps, l’anonymat et la gratuité se sont imposés dans les principes éthiques du don d’organes :
« Aucune rémunération ne peut être allouée à celui qui se prête à une expérimentation sur sa personne, au prélèvement d’éléments de son corps ou à la collecte de produits de celui-ci. »
Ces réticences morales, notamment à l’encontre de la « commercialisation du vivant », se sont estompées à travers le temps. Elles ont toutefois bénéficié en 2005 de la création de l’Agence de la biomédecine (ABM), dont la rigueur est reconnue dans le suivi scientifique et éthique de la stratégie de la greffe d’organes et de tissus. Cette dernière fait l’objet, depuis l’année 2000, d’un plan national.
Au plan international, les risques inhérents au « trafic d’organes » ou à des prélèvements qui seraient pratiqués sur les cadavres de condamnés à mort ont justifié la rédaction de la Convention du Conseil de l’Europe contre le trafic d’organes humain (Convention de Compostelle, 25 mars 2015), ainsi que de l’intéressante proposition de loi visant à garantir le respect du don d’organes par nos partenaires non européens.
Dernière innovation témoignant d’évolutions dans l’acceptabilité sociétale des capacités d’interventions biomédicales notamment pour pallier la pénurie de greffons, la loi relative à la bioéthique du 2 août 2021 instaure le recours au « don croisé d’organes » :
« Le don croisé d’organes consiste pour un receveur potentiel à bénéficier du don d’une autre personne qui a exprimé l’intention de don et également placée dans une situation d’incompatibilité à l’égard de la personne dans l’intérêt de laquelle le prélèvement peut être opéré en application du I, tandis que cette dernière bénéficie du don d’un autre donneur. Pour augmenter les possibilités d’appariement entre les donneurs et les receveurs engagés dans un don croisé et en substitution au prélèvement de l’un des donneurs vivants, il peut y avoir recours à un organe prélevé sur une personne décédée, dans les conditions fixées à l’article L. 1232-1. »
Le recours à l’animal et plus encore aux cellules souches pluripotentes induites (résultant de la transformation artificielle de cellules adultes, ces cellules « immatures » sont capables de redonner n’importe quelle sorte de cellules de l’organisme, ndlr) poserait en des termes différents l’approche éthique des technologies de la greffe d’organes et de tissus.
Ce que les technologies biomédicales rendent possible
Il pourrait être admis a priori que les technologies développées pour parvenir à la conception d’organes artificiels solliciteraient moins directement la réflexion éthique que les prélèvements sur cadavre ou à la suite de « l’humanisation » d’un animal (approche consistant, grâce à des techniques d’édition du génome, à rendre un organe animal « compatible » avec l’être humain, en éliminant notamment certains gènes produisant des molécules impliquées dans les mécanismes de rejet, ndlr).
Le débat mérite cependant d’être engagé tant du point de vue de nos représentations de l’intégrité humaine au regard de la « barrière des espèces », que de cette forme de solidarité inédite entre l’animal et l’être humain, solidarité qui est l’un des marqueurs moraux évoqués depuis les premiers prélèvements et dons d’organes entre humains à des fins thérapeutiques.
Les critères qui ont prévalu pour engager l’expérimentation de la greffe d’un cœur de porc en janvier 2022 sont l’absence de tout recours thérapeutique pour la personne bénéficiaire consentante, les avancées dans l’acquisition des savoirs relatifs aux xénotransplantations et le contexte de pénurie de greffons qui pourrait justifier, dans ce domaine aussi, des audaces qui ont souvent servi les avancées scientifiques. C’est notamment au titre de traitement compassionnel que la Food and Drug Administration (FDA) avait donné son accord à cette expérimentation.
Les xénotransplantations, continuité ou rupture ?
La question doit être posée : à quels enjeux nous confronte l’évolution des pratiques dans le champ de la greffe d’organes, jusqu’à ce recours aux organes d’animaux afin de pallier la pénurie de greffons humains ?
Si, depuis 1923, des laboratoires produisent de l’insuline à partir de pancréas de bœufs et de porcs, et que l’utilisation des valves cardiaques prélevées sur des porcs est de pratique courante, se situe-t-on dans la continuité de ces approches thérapeutiques ou en rupture ? S’il n’a jamais été anodin de bénéficier d’un organe prélevé sur un cadavre, qu’en est-il du cœur d’un animal, alors qu’est du reste attachée à cet organe une valeur symbolique spécifique ?
En décembre 2020, dans son Rapport d’information au Parlement et au Gouvernement sur le développement des connaissances et des techniques, L’Agence de la biomédecine a anticipé les évolutions actuelles :
« Avec la production des porcs spécifiques, la xénogreffe a sans doute franchi un cap et on observe aujourd’hui des survies de greffes porc/babouins pouvant aller jusqu’à 9 mois. Des chercheurs chinois ont affirmé être en capacité de passer à l’étape humaine si les autorités leur permettaient. Des essais cliniques avec utilisation de cellules porcines se profilent ainsi d’ores et déjà à court terme pour des îlots de Langerhans chez des patients diabétiques, ou en greffe de cornée. »
Dans ce document très argumenté, l’ABM constatait :
« En 1993 a émergé l’idée que la suppression chez le porc de la cible majeure (Gal) de la réponse par les anticorps humains permettrait de réduire le risque de rejet humoral. Dès 2002, des porcs appelés “Gal-KO” chez qui l’enzyme avait été invalidée ont vu le jour. Actuellement, une vingtaine de cibles antigéniques sont potentiellement modifiables sur une trentaine connue. »
Les évolutions intervenues en 2012 dans le champ de la génétique avec le développement de la technologie d’édition du génome CRISPR-Cas-9 se sont avérées déterminantes. En 2022, c’est en effet cette technique qui a permis à la fois d’intégrer au génome du porc six gènes humains favorisant la compatibilité immunitaire avec le receveur, et d’en supprimer trois. Cette modification organique du porc devrait prévenir tout risque de rejet, mais aussi de zoonose. Rappelons que dans les années 1990, les recherches relatives aux xénogreffes avaient été interrompues par l’émergence de la maladie de Creutzfeldt-Jacob dans un contexte de contaminations interespèces.
Mieux envisager l’éthique de nos interventions sur l’animal
En résonnance aux avancées technologiques dans les xénogreffes, on ne peut pas s’empêcher d’évoquer le débat relatif à la production de chimères interespèces autorisée dans la loi n°2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique (article 20) à des fins de recherche sur l’embryon. Comme si se diluait progressivement, à travers des reconfigurations génétiques, ce qui était distinctif de l’humain au regard de l’animal, et que, d’une certaine manière, se dévoilait une étrange proximité qui justifierait d’être mieux caractérisée.
Cette forme d’altérité pourrait du reste inciter à mieux envisager les règles d’une vigilance éthique dans nos interventions sur l’animal. Du point de vue de la singularité humaine et de ces solidarités interespèces qui émergent de l’innovation biomédicale, il me semble indispensable d’être davantage attentif aux réflexions philosophiques que développent les animalistes : l’actualité scientifique leur confère, en ces circonstances, une pertinence qui mérite notre attention.
Autre considérations d’ordre anthropologique, de même que bénéficier du greffon issu d’un cadavre ou d’un donneur apparenté n’est pas anodin, dans son Rapport d’information au Parlement et au Gouvernement sur le développement des connaissances et des techniques, l’ABM estime que :
« De nombreuses questions demandent encore à être résolues avant une éventuelle application à l’homme. Au plan psychologique et éthique notamment, une étude menée auprès d’une centaine de patients greffés ou en attente de greffe a permis d’émettre certaines hypothèses quant à l’acceptabilité psychique d’une xénogreffe. […] Trois profils différents se sont dégagés parmi les patients interrogés : ceux qui acceptent sans condition l’idée d’une xénogreffe (45 %), ceux qui la refusent radicalement (30 %) et les patients qui posent des conditions (25 %). »
Au-delà des effets d’annonce scientifique, il pourrait être justifié de créer les conditions d’un débat à ce propos au sein de la société, ainsi du reste qu’en ce qui concerne une autre évolution intervenue de manière pour le moins discrète dans les pratiques du prélèvement d’organes : celle du prélèvement d’organes après arrêt circulatoire suite à un arrêt des traitements, le protocole « Maastricht 3 ».
De la greffe d’organes à la conception d’organoïdes
Dernier élément à intégrer à nos réflexions, les innovations biomédicales relatives à la greffe concernent désormais la reconstruction d’organes à partir de cellules souches pluripotentes induites qui peuvent être ensemencées sur une matrice (comme ce fut le cas pour une bronche), mais également produire des organoïdes déjà expérimentés notamment dans l’approche des maladies rénales (les organoïdes sont de petites structures tridimensionnelles produites à partir de cellules souches pluripotentes induites, qui reproduisent en partie l’architecture d’un organe, ndlr).
Les enjeux et les promesses de la « médecine régénératrice » sont évoqués depuis une vingtaine d’année, avec aujourd’hui des perspectives et des réalisations de nature à bouleverser les technologies de la vie et du vivant tant du point de vue de nos concepts que de celui de nos représentations.
D’autres questions éthiques spécifiques sont suscitées par les greffes de tissus cérébraux ainsi que la création d’organoïdes de cerveaux humains.
Promesse chirurgicale dont on ignore la destinée, en novembre 2017, le neurochirurgien italien Sergio Canavero annonçait publiquement l’imminence de l’expérimentation d’une greffe de tête pratiquée sur deux cadavres à la Harbin Medical University…
La réflexion bioéthique, on le constate, est confrontée à des innovations qui doivent être accompagnées de capacités d’innovations conceptuelles, à la fois en anticipation des évolutions et en accompagnement des équipes dans la mise en œuvre de leurs protocoles. Dans le cadre de son approche de la révision de la prochaine loi de bioéthique, le Parlement devrait favoriser avec l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) et les instances éthiques nationales la concertation indispensable à l’acceptabilité d’innovations disruptives d’ordres à la fois technologue, anthropologique, éthique et sociétal. En 1986, déjà, le philosophe Georges Canguilhem nous interpellait :
« Innover ne va pas sans risque. Le risque jusqu’où ? Le risque admis par qui ? »
Pour aller plus loin : « Traité de bioéthique », sous la dir. de E. Hirsch et F. Hirsch, éditions Eres.
Emmanuel Hirsch, Professeur d’éthique médicale, Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.