Pour faire face aux besoins de logement de sa population modeste, le Mexique a décidé au début des années 1990 de confier à la promotion immobilière privée la responsabilité de produire massivement une offre d’habitat social en accession à la propriété. Les organismes nationaux de logement, qui étaient auparavant en charge de la production d’habitat social dans le pays, seraient désormais uniquement responsables d’octroyer des prêts hypothécaires aux ménages modestes afin qu’ils puissent acquérir un logement social directement sur le marché.
Véritablement déployée à partir des années 2000, cette politique du logement recommandée par la Banque mondiale aurait permis la construction de quelque dix millions de logements. Des ensembles géants d’habitat social comptant plusieurs milliers, voire dizaines de milliers de très petites maisons individuelles (et parfois de logements collectifs, après 2012), d’une superficie souvent inférieure à 40 m2, ont été construits en périphérie des villes, loin des équipements, des services et des zones d’emploi, sur des terrains acquis à faible coût par des promoteurs immobiliers. L’activité de ces derniers s’est vue dopée par ce nouveau marché du logement social.
Si la production massive a concerné l’ensemble du territoire national, elle a été particulièrement intense dans les États situés le long de la frontière avec les États-Unis, ainsi que dans l’aire métropolitaine de Mexico ou celle de Guadalajara, la grande métropole du centre-ouest du pays.
Logements abandonnés et vandalisés
Réussite apparente sur le plan quantitatif et soutien indéniable pour l’économie nationale, la construction massive a rapidement montré ses limites. En raison de la mauvaise qualité des logements, de l’insuffisance de services et d’équipements, mais aussi de l’insécurité dans les quartiers (un problème en réalité généralisé au Mexique, bien au-delà des ensembles d’habitat social) et des difficultés économiques rencontrées par les ménages pour rembourser leur prêt et faire face en particulier aux dépenses élevées de transport, les nouveaux quartiers géants d’habitat social sont entrés en crise de façon très précoce.
La manifestation la plus visible de ces difficultés a été le très grand nombre de logements rapidement abandonnés par leurs habitants (qui cessaient de rembourser leur crédit) puis vandalisés, au point d’être souvent réduits à l’état de ruine.
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Cette problématique de l’abandon a été mise en lumière de façon implicite par le recensement de 2010 qui a pour la première fois comptabilisé les logements inoccupés. Le taux de vacance est apparu important à l’échelle nationale (14 %) mais plus encore pour les communes fortement réceptrices d’habitat social durant les années 2000. Dans ce contexte, l’Institut du fonds national du logement des travailleurs (INFONAVIT), principal organisme public national de logement pourvoyeur de crédits à l’accession au Mexique, s’est retrouvé confronté à un volume d’impayés considérable, véritable menace pour sa santé financière.
Cette situation l’a conduit à mettre en place un dispositif spécifique, celui des logements dits « récupérés ». Cela sera la seule véritable intervention émanant d’une institution publique durant les années 2010 afin de tenter d’endiguer la crise des quartiers géants d’habitat social. Une fois revenus dans le giron de cette institution, les logements abandonnés étaient mis aux enchères par lots à un faible coût, puis achetés et réparés par des promoteurs privés ou des opérateurs spécifiques apparus à la faveur de ce nouveau marché du logement « récupéré ». Ils étaient finalement vendus à nouveau à des ménages bénéficiaires de crédits hypothécaires de l’Institut, pour un prix inférieur à celui des logements sociaux neufs. Entre 2015 et 2020, quelque 95 000 unités ont été recommercialisées de la sorte.
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Faute d’interventions pour rénover les quartiers d’habitat social en profondeur, le problème est demeuré entier. Il s’est même aggravé car dans le même temps, la politique de production massive a poursuivi sa course folle, donnant naissance à de nombreux autres quartiers. En raison de l’impact très positif sur l’économie nationale et de l’existence de besoins en logement toujours énormes, il n’était en effet pas question, malgré les problèmes rencontrés, de « stopper le train du logement social », selon l’expression fréquemment utilisée au Mexique.
L’introduction de critères environnementaux dans la production d’habitat social, en particulier l’« hypothèque verte », ce crédit à l’accession destiné à financer l’acquisition d’un logement doté d’éco-technologies, n’a rien changé. Elle a en tout cas valu au Mexique d’être récompensé au plan international pour la contribution de son modèle de logement social au développement durable et à la lutte contre le changement climatique…
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La fin implicite du modèle de production massive d’habitat social
À partir de 2020, Andres Manuel Lopez Obrador, le nouveau président de gauche élu au 2018 a engagé une réorientation majeure de la politique nationale du logement en redonnant une place à la production de l’habitat par les ménages eux-mêmes (l’auto-construction ou auto-production de l’habitat), solution traditionnellement mise en œuvre en Amérique latine par les classes populaires pour accéder au logement.
Les prêts hypothécaires octroyés par l’INFONAVIT (300 000 à 500 000 par an au cours des deux dernières décennies), jusqu’alors destinés à l’acquisition d’un logement social livré clé en main par un promoteur privé, peuvent désormais être employés pour financer des projets d’auto-construction/production de logement.
Le modèle de récupération et revente de logements abandonnés a également été reformulé. Les logements abandonnés ne seront plus cédés à des acteurs privés mais demeureront propriété de l’INFONAVIT jusqu’à leur revente, une fois réparés. Des projets de rénovation urbaine intégrale seront par ailleurs mis en œuvre dans certains quartiers prioritaires.
Des interventions sont également prévues, en concertation avec les habitants, en faveur des espaces publics, des équipements et services, ainsi que pour mieux intégrer les quartiers à la ville. Enfin, si l’INFONAVIT reste aux commandes, d’autres acteurs seront désormais impliqués : au plan national, le ministère du Développement agraire, territorial et urbain (SEDATU) et à l’échelle locale, les gouvernements locaux (en particulier au niveau municipal), jusqu’à présent oubliés dans le modèle de récupération des logements. Le secteur privé n’est évidemment pas en reste : dans chaque périmètre d’intervention, l’INFONAVIT a prévu de s’associer avec un promoteur privé afin de réparer et commercialiser les logements abandonnés, ainsi que d’exécuter les interventions urbaines prévues dans le master plan.
De l’abandon des logements à leur occupation irrégulière
Dix ans après le début de prise de conscience du problème, la problématique des quartiers d’habitat social a toutefois évolué. Bon nombre de logements abandonnés par leurs propriétaires sont désormais habités de façon irrégulière par des occupants sans droits ni titre. Ceux-ci sont le plus souvent des familles dans le besoin dont la présence est tolérée, voire encouragée par les habitants eux-mêmes et qui perçoivent alors indûment un loyer pour le logement occupé. On peut également trouver des migrants au projet d’entrée aux États-Unis contrarié, ou bien encore des individus liés au crime organisé (qui gangrène le pays) qui utilisent les logements inoccupés pour abriter des activités illicites ou criminelles.
Cette nouvelle réalité des quartiers d’habitat social risque fort de compromettre les interventions prévues dans le cadre de la nouvelle stratégie d’INFONAVIT, toujours très centrée sur la problématique des logements abandonnés : afin de récupérer ces derniers pour les réparer et les revendre, il va en effet falloir, dans un premier temps, résoudre la question épineuse de leurs occupants irréguliers (particulièrement sensible pour le gouvernement d’Andrés Manuel Lopez Obrador, le président qui s’est appuyé sur le vote des classes populaires). Beaucoup des ménages pauvres et travailleurs du secteur informel qui vivent illégalement dans les logements expriment le souhait de les acquérir. Ils n’ont cependant ni les moyens ni la possibilité d’accéder aux crédits proposés par les organismes nationaux de logement, réservés pour l’instant essentiellement aux salariés.
En réalité, les autorités mexicaines se retrouvent aujourd’hui confrontées dans les ensembles géants d’habitat social à un défi qu’elles connaissent bien, et de longue date : celui de la régularisation de la propriété dans les quartiers d’urbanisation informelle et irrégulière, à l’origine de la majeure partie des espaces urbains actuels au Mexique. La problématique est d’autant plus semblable que bon nombre de quartiers géants d’habitat social reliés en théorie aux réseaux d’eau et d’électricité et dotés en principe d’équipements et d’espaces publics souffrent en réalité de carences aiguës et multiples dans ces domaines.
Présentée à l’origine comme la seule option viable pour permettre de loger le plus grand nombre et en finir avec l’urbanisation irrégulière et ses multiples maux, la politique d’habitat social a donc apporté au Mexique autant de problèmes que de solutions.
Catherine Paquette Vassalli, Chercheur, Institut de recherche pour le développement (IRD)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.