Elle n’a que 22 ans mais a déjà vécu bien plus d’épreuves que d’autres en davantage de décennies. Apuol Geng Tong est une chrétienne née en esclavage qui a connu les travaux forcés et les viols avant de pouvoir s’enfuir et quitter le pays, aidée par l’ONG Christian Solidarity International (CSI) qui s’efforce d’acheter la liberté des esclaves.
Si Apuol est née au Soudan musulman, ses origines se trouvent au Soudan du Sud, pays voisin qui s’est séparé du premier en 2011 et majoritairement chrétien. En effet, la mère de la jeune femme avait été enlevée au Soudan du Sud et emmenée comme esclave dans une ferme appartenant à un homme nommé Adam Adchiin.
Enfant, Apuol a vu sa mère être contrainte d’effectuer divers travaux ménagers et ceux de la ferme. La malheureuse subissait les coups de son maître et était confrontée au mépris de la famille de ce dernier. CSI rapporte qu’elle pleurait chaque nuit et priait Dieu de la libérer de l’esclavage et que sa fille partageait souvent ces moments de larmes.
Viols de la fille et meurtre de la mère
Apuol, très tôt forcée de travailler alors qu’elle voyait les enfants de son maître jouer, découvrit un cran supplémentaire dans la cruauté. Alors qu’elle ramassait avec sa mère du bois de chauffage pour Adam Adchiin, deux fils de ce dernier la violèrent, armés de fusils et de couteaux, sous les yeux de sa mère impuissante. Ce fut le début d’une série de viols.
Les souffrances de la mère d’Apuol s’achevèrent tragiquement 10 mois après ce premier viol quand leur propriétaire la frappa à la nuque avec un gourdin et la blessa si gravement qu’elle rendit l’âme après une longue agonie. Désormais, Apuol se retrouvait seule et devait travailler davantage afin de compenser la perte de sa mère pour Adchiin. Cette dernière n’était plus là pour verser des larmes lorsque sa fille se faisait violer, et Apuol dernière finit par avoir des enfants de ceux de son maître.
Le calvaire d’Apuol prit fin lorsqu’elle rencontra des chrétiens libérateurs d’esclaves employés par CSI. Après l’échec d’une première tentative de libération, Apuol s'enfuit avec son plus jeune bébé et rencontra de nouveau ces libérateurs qui l’emmenèrent dans un camp d’esclaves affranchis à partir duquel ils gagnèrent à pied le Soudan du Sud. Pour elle, c’est “Dieu seul qui [l’] gardée en vie pendant [qu’elle était] esclave.”
L’esclavage de chrétiens par des maîtres musulmans au Soudan
Le Soudan se situe à la dixième place sur l’Index mondial de la persécution 2023 de l’ONG Portes Ouvertes. Dans ce pays, les deux millions de chrétiens qui ne représentent que 4,3 % de la population doivent faire profil bas et les convertis au christianisme subissent des pressions jusque dans leurs familles. Les chrétiennes soudanaises, fragiles parmi les fragiles, sont exposées au risque de viol ou de mariage forcé avec des musulmans.
Depuis le conflit, débuté en avril de cette année et qui oppose les Forces de soutien rapide au gouvernement, les récits d’esclavage sexuel, notamment de mineures, trouvent davantage d’écho, mais la pratique est ancienne et vise notamment les personnes en fonction de leur religion ou de leur race. Le GSI souligne que, comme dans d’autres pays d’Afrique, des individus “souvent issus de groupes ethniques minoritaires, sont nés en esclavage et achetés, échangés”.
Il y aurait 174 000 personnes réduites à l’état d’esclaves selon le Global Slavery Index (GSI) 2023 publié par l’ONG internationale de défense des droits de l’homme Walk Free. En 2011, CNN estimait que leur nombre se situait entre 340 000 et 680 000. En 2017, il n’y avait pas moins de 600 000 esclaves dans le pays, selon la BBC.
Entre 1983 et 2005, le gouvernement aux mains des Arabes soudanais du nord, a soutenu un djihad mené par les hommes des tribus contre les Soudanais noirs du Sud, souvent chrétiens. Ces attaques ont coûté la vie à environ 2,5 millions de ces derniers et permis aux attaquants de ramener chez eux en esclavage plus de 200 000 femmes et enfants. L’organisation CSI tente d’acheter la liberté de ces esclaves.
Christian Solidarity International, des chrétiens qui luttent pour libérer des esclaves
Créée en 1977 par le pasteur suisse réformé Hans Stückelberger, CSI a commencé à documenter et médiatiser en 1992 les massacres et l’esclavage contre les populations principalement chrétiennes du sud du pays. C’est en 1995 que l’ONG a commencé à racheter des esclaves afin de les libérer. Elle indiquait en 2012, un an après l’indépendance du Soudan du Sud, en avoir déjà libéré environ 100 000.
L’année suivant les premiers rachats, CSI a par exemple obtenu la liberté de 58 esclaves en une journée, le 29 octobre 2016. Ils avaient été capturés par la Force de Défense Populaire, la branche armée du Front islamique national en janvier et février 1995. Ils ont raconté avoir été battus, témoigné d’abus sexuels, de conversions forcées à l’islam et dit qu’ils n’avaient pas eu assez de nourriture ni d’abris. Parmi eux, une jeune mère de trois enfants, Amou Kawac qui a raconté son horrible expérience à l’ONG :
“La milice arabe est venue dans mon village tôt un matin de janvier 1995, alors que je dormais avec mes trois enfants. Nous avons couru dehors, mais avons été immédiatement encerclés par des Arabes à cheval. Nous avons été obligés de marcher sous la menace d'une arme. Mon mari aveugle est resté derrière. Les pillards m'ont forcé à porter leur butin sur ma tête et mon plus jeune enfant, Deng, sur mon dos. Mes deux autres enfants Akok et Kawac en avaient deux derrière nous. Ils moururent tous deux de soif pendant la longue marche vers Dogg, près de Saddama. Là, Deng et moi avons été séparés. Il s'est rendu au domicile de notre ravisseur, Abdullah, alors que j'étais vendue à un homme nommé Sama. Sama avait déjà deux femmes et m'utilisait comme concubine.”
Aux mains de son propriétaire, Amou a subi des viols et est tombée enceinte d’une fille méprisée par son géniteur qui la considérait “aussi inutile que l’enfant d’un chien.” Elle a également servi d’esclave aux deux épouses de Sama.
La façon dont la liberté d’Amou et celle de tant d’autres ont été obtenues suscite des critiques de l’UNICEF qui estime immoral que l’on puisse acheter des êtres humains et que cela encourage à réduire des gens en esclavage afin de les vendre à des libérateurs. Cependant, CSI répond que c’est une solution moralement juste “lorsqu'il n'y a pas de meilleur moyen d'obtenir la libération et que les familles des esclaves et les dirigeants de la communauté victime le souhaitent”. Quand les libérateurs le peuvent, ils aident les esclaves à s’enfuir.
De plus, affirme CSI qui échange aujourd’hui des vaccins pour les vaches contre des esclaves, plus aucune personne n’a été enlevée à partir de 2005 et la fin du conflit dans le Sud.
Jean Sarpédon