Avec le cyclone Chido, l’ensemble de la population française est alerté par la situation dramatique de l’un des départements du territoire national : Mayotte. Dans les multiples discours, il est question de reconstruire l’île et les services publics, notamment en ce qui concerne le système éducatif. On parle comme s’il fallait restaurer à l’identique des infrastructures et dispositifs mis à mal par cette catastrophe naturelle.
Or, notamment en ce qui concerne la scolarisation, les difficultés sont plus anciennes et systémiques : il ne s’agit pas tant de reconstruire que de construire…
En 2023, une équipe de chercheurs l’Université Paris Nanterre a établi plusieurs estimations du nombre d’enfants non scolarisés à Mayotte entre 3 ans et 15 ans révolus. Les résultats de l’étude convergent vers, a minima, 5 379 à 9 575 enfants non scolarisés, dont 500 enfants en situation de handicap. Le manque d’infrastructures et de personnel enseignant est l'une des principales raisons de cette situation.
Bien que les communes aient la responsabilité d’établir la liste des enfants soumis à l’obligation scolaire résidant sur leur territoire, ce devoir n’est pas systématiquement respecté. Dans certaines mairies, des familles se heurtent au refus de réception du dossier d’inscription scolaire de leur enfant.
La scolarisation avant Chido : une situation exceptionnelle et dérogatoire
De surcroît, même si les enfants sont officiellement scolarisés, ils le sont dans des conditions très différentes de celles que connaissent les enfants vivant dans les autres départements. Le système éducatif mahorais, bien avant Chido, est confronté à une problématique de qualité (au niveau de la qualification des enseignements, des infrastructures…) et de quantité (des établissements, des effectifs scolaires).
Mayotte est le seul département entièrement classé en réseau d’éducation prioritaire (REP). Toutefois, à tous les niveaux, la plupart des classes sont surchargées (plus de trente élèves), y compris en REP +. Le nombre d’élèves augmente chaque année, avec 114 057 inscrits dans les premier et second degrés du secteur public pour la rentrée 2024. Le rythme de construction d’écoles et de classes est en deçà des besoins.
Des structures du second degré conçues pour accueillir 900 élèves sont amenées à en recevoir entre 1300 et 2000. Les taux d’encadrement débordent et, pour y faire face, un système de « rotation » est mis en place pour que deux classes d’élèves se succèdent dans une même salle au cours de la journée. Ou alors des élèves sont scolarisés 10 heures par semaine en dehors des locaux scolaires en « classe itinérante ».
Une pénurie de professeurs titulaires et un turn over important conduisent à un système de recrutement dérogatoire pour les contractuels à partir de bac +3. Les conditions d’étude sont fortement dégradées : beaucoup d’écoles élémentaires ne sont pas aux normes, la plupart des établissements de l’île ne possèdent pas de restauration scolaire et les phénomènes de violences entre élèves conduisent à de fréquentes grèves et mouvements sociaux du personnel.
En outre (et l’on pourrait écrire aussi « ainsi »…), le niveau scolaire est très faible : près de 70 % des élèves sont en difficulté de lecture, contre 10 % en moyenne dans les autres départements français. Aussi, les taux de réussite aux examens sont particulièrement faibles malgré des consignes explicites de bienveillance dans les notations. En 2024, on compte 78,2 % de réussite au baccalauréat en filière générale, 76,4 % en filière technologique et 67,8 % en filière professionnelle, contre respectivement 96,1 %, 90,3 % et 83,4 % pour la France entière.
Par ailleurs, c’est l’ensemble de l’écosystème scolaire qui semble défaillant sur divers points : beaucoup d’enfants vivent en grande situation de pauvreté, ne bénéficient pas de soins sanitaires adaptés et ne sont pas correctement alimentés. L’institution scolaire, fortement dégradée en ce qui concerne la médecine et la restauration scolaires, n’arrive pas à pallier ces carences. Malgré un fort engagement associatif, l’accueil périscolaire et extrascolaire demeure peu développé.
Enfin, du fait de la distinction sociale, culturelle et de langue (58 % de la population en âge de travailler ne maîtrise pas les compétences de base à l’écrit en français), les relations entre les familles et l’institution scolaire, avec de très nombreux enseignants venant de métropole, sont souvent inexistantes.
Des difficultés déjà chroniques
À la lumière de nos observations in situ ces dernières semaines, il est impossible d’obtenir un bilan précis des dégâts liés à la scolarisation et à l’éducation à Mayotte à la suite du passage du cyclone Chido. Nous pouvons cependant identifier trois grandes inconnues : les dégâts matériels subis par les établissements scolaires, l’impact sur le personnel, et les perturbations concernant le transport.
En ce qui concerne le transport scolaire, même si les axes routiers majeurs sont de nouveau accessibles, l’inconnue reste l’état du parc de véhicules. Aucun bilan n’a été communiqué par l’entreprise Transdev et sa marque Halo, en charge du transport scolaire à Mayotte avec plus de 300 véhicules.
Une part importante du personnel de l’académie de Mayotte est originaire de l’Hexagone. Le nombre effectif des retours d’enseignants reste conditionné à la question clé du logement, nombre de ces derniers étant fortement dégradés.
Enfin, concernant les dégâts ayant affecté les 188 écoles, 22 collèges et 11 lycées polyvalents du département, il est là encore difficile d’obtenir un bilan précis. Certains établissements, comme le lycée de Mtsangadoua (nord) ou le collège de Doujani (est), ont été sévèrement touchés et nécessiteront des mois de travaux, tandis que d’autres, comme le collège de Majicavo (pourtant situé à l’est), ont été plus épargnés.
« En gros, nous avons un tiers des établissements qui est hors d’usage, un tiers qui peut être remis en état et un tiers en état de fonctionnement », a expliqué Jacques Mikulovic, recteur de l’académie de Mayotte, lors de la visite ministérielle du 30 décembre 2024. Depuis, plusieurs établissements continuent néanmoins d’être victimes de dégradations, commises par des personnes qui dérobent du plancher, de la tôle, des tables et des chaises, afin de reconstruire des abris.
« Mayotte debout » : un plan « École » ambitieux ?
Dans le plan « Mayotte debout », présenté le lundi 30 décembre 2024 par le premier ministre, François Bayrou, plusieurs annonces concernent le ministère chargé de l’éducation nationale.
La rentrée scolaire doit se faire de manière adaptée, établissement par établissement, avec une priorité pour les classes à examen (bac, brevet, CAP).
Sur le plan des constructions et de la logistique, des tentes-écoles répondront aux besoins immédiats et les réparations des classes endommagées seront prises en charge par l’État. Une subvention de l’État soutiendra le département pour les transports scolaires.
Or, il faudrait aujourd’hui que ce ne soient pas seulement les réparations mais la construction de bâtiments adaptés, avec cantines scolaires et locaux de soins, couvrant ainsi l’ensemble des besoins de tous les enfants en âge d’être scolarisés (y compris ceux qui ne l’étaient pas avant Chido), qui soit assurée. La question de l’effectivité et de la temporalité des budgets devient donc essentielle.
Le ministère annonce un plan d’attractivité et de fidélisation des enseignants, sans en préciser le contenu, alors que l’enjeu essentiel est le logement et, pour les familles, la possibilité de scolariser ses propres enfants. En outre, le programme annoncé « Volontaires écoles Mayotte », mobilisant étudiants, retraités et enseignants volontaires avec indemnisation et validation des acquis pour les étudiants, sera à étudier avec attention puisqu’il risque de renforcer le système de recrutement dérogatoire avec des niveaux d’exigence moindres.
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Par ailleurs, une scolarisation temporaire dans l’Hexagone sera proposée à ceux qui le souhaitent. Il est également annoncé que « les établissements actuellement utilisés comme abris pour les personnes touchées par le cyclone seront évacués, avec mise à l’abri des occupants avant des mesures spécifiques pour les personnes en situation irrégulière ». Ces mesures risquent fortement de cristalliser les discriminations : aux enfants des milieux aisés, une possibilité de s’extraire de ce « bourbier » ; aux enfants de parents en situation régulière de milieux populaires, une nouvelle scolarisation dans des conditions indéterminées et un milieu de vie fortement dégradé ; et pour les enfants de parents en situation irrégulière, une forte incertitude liée aux « mesures spécifiques » annoncées.
Ainsi, il ne s’agit pas tant de restaurer le système et l’écosystème scolaires de l’île puisqu’il était déjà défaillant. L’impératif est de se conformer à nos engagements internationaux (le droit à la scolarisation est un droit fondamental de l’enfant inscrit dans la Convention internationale des droits de l’enfant) et d’offrir une scolarisation décente à l’ensemble des enfants de l’île. Au niveau de la scolarisation, il est nécessaire de sanctuariser en urgence un budget pour :
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construire des locaux couvrant l’ensemble de besoins (enseignement, transport, santé et alimentation scolaires), y compris pour les enfants en situation de handicap ;
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soutenir les associations qui assurent l’accueil péri et extrascolaires et l’accès à la scolarisation par des dispositifs « passerelles » ;
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instaurer un accompagnement individualisé de chaque enseignant pour qu’il bénéficie de conditions de vie décentes dès la rentrée de janvier ;
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opérer une campagne massive et incitative (avec primes mais aussi et surtout logement) de recrutement sur l’ensemble du territoire national, aux mêmes niveaux d’exigence qu’en métropole, pour une présence directement sur l’île dès la rentrée de septembre 2025 ;
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et surtout, avec des effets à moyen terme, renforcer la formation de qualité des enseignants locaux, directement sur l’île.
Cet article a été co-écrit par Tanguy Mathon-Cécillon, Jim Sermeth et Gilles Séraphin avec Alison Morano, docteure en anthropologie.
Gilles Séraphin, Professeur des universités en sciences de l'éducation et de la formation, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières; Jim Sermeth, Doctorant en sciences de l'éducation et de la formation, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Tanguy Mathon-Cécillon, Démographe, doctorant en sciences de l'éducation et de la formation, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.