En réponse à la frappe du 1er avril responsable de la mort de 14 personnes, dont un haut commandant de la force Al-Qods, au consulat iranien à Damas, Téhéran a mené une attaque inédite de 300 drones et missiles balistiques visant le territoire israélien. Ce développement laisse craindre une dégradation de la situation avec un important risque escalatoire si la partie israélienne contre-attaque conformément à la volonté du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou.
Selon le corps des gardiens de la révolution islamique, les nombreux tirs de saturation du système de défense anti-missile israélien et américain embarqués sur les porte-avions en Méditerranée et en mer rouge visaient à ouvrir une brèche pour cibler la plus importante base aérienne israélienne du Néguev. Une réplique que les Iraniens estiment suffisante, considérant désormais l’affaire "comme close".
Mais le gouvernement Nétanyahou a annoncé des représailles qui pourraient servir de justificatif et d’accélérateur à un embrasement régional. De leur côté, les États-Unis, qui ont joué un rôle actif dans la défense du territoire israélien attaqué pour la première fois depuis 1973 par une puissance étatique régionale, ont toutefois affirmé ne pas vouloir d’une "escalade" ni d’une "guerre étendue avec l’Iran".
Évolution américaine
Ces nouvelles déclarations officielles accréditent l’hypothèse d’une évolution dans la position américaine à l’égard du conflit en cours.
En effet, depuis plusieurs semaines, les divergences s’accentuent entre l’administration américaine et le gouvernement de Nétanyahou. Le 25 mars dernier, les États-Unis se sont pour la première fois abstenus lors du vote, par le Conseil de sécurité des Nations unies, d’une résolution exigeant un cessez-le-feu immédiat entre Israël et le Hamas ainsi que la libération de tous les otages. Une position commentée par le premier ministre israélien qui l’a qualifié de "net recul" nuisant aux efforts de guerre.
Plus récemment, lors d’un échange téléphonique, Joe Biden aurait menacé de conditionner l’aide à Israël à des mesures "tangibles" si Israël ne changeait pas sa façon de conduire la guerre à Gaza. Dans une interview diffusée le 9 avril, le président américain aurait enfoncé le clou en qualifiant "d’erreur" l’approche du Premier ministre Benyamin Nétanyahou sur Gaza et en exhortant Israël à demander un cessez-le-feu.
En dépit du manque de cohérence de l’approche américaine qui durcit le ton sur le plan rhétorique tout en continuant à alimenter l’effort de guerre quotidien par une aide financière et militaire à Israël, plusieurs considérations peuvent expliquer cette évolution de la posture des États-Unis.
Tandis que les pertes humaines et matérielles très élevées (33 207 personnes tuées, dont 14 500 enfants et 9 560 femmes, selon les derniers chiffres de l’UNICEF) rendent intenable la situation et provoquent une désapprobation croissante de l’opinion publique au sein même des pays occidentaux, les objectifs militaires poursuivis par Israël suscitent de plus en plus d’interrogations et de réserves.
Parmi les buts de guerre, celui d’éradiquer le Hamas présenté comme une évidence indiscutable est jugé irréaliste par les alliés même d’Israël. Contacté par téléphone, Jean-Loup Semaan, Chercheur à l’Institut du Moyen-Orient de l’Université nationale de Singapour, et chercheur non-résident à l’Atlantic Council’s Scowcroft Middle East Security Initiative, estime que les responsables américains au niveau du Pentagone perçoivent la situation en cours comme un échec stratégique israélien.
"Les responsables militaires à Washington sont ceux qui ont fait leurs armes durant "la guerre contre le terrorisme", ils lisent la situation à Gaza sous le prisme de leur propre expérience en Irak et en Afghanistan et considèrent que l’objectif maximaliste posé par les Israéliens n’est pas atteignable en tant que tel. Ils admettent qu’il y a des réussites tactiques mais sur le plan stratégique, ils ont une vision qui est de plus en plus négative."
Jean-Loup Semaan rappelle également que l’absence d’approche politique est volontaire de la part du premier ministre Nétanyahou qui aurait été dans l’obligation de soulever la question des priorités avec sa coalition. Il précise :
"S’il avait alors affirmé que l’objectif était d’éradiquer le Hamas et de rétablir une autre entité palestinienne, il perdait l’extrême droite. S’il déclarait que l’objectif était d’éradiquer le Hamas et conserver une présence militaire sur place, il perdait les centristes comme Benny Gantz, donc l’échec militaire est d’abord lié à la politique israélienne."
Différence d’appréciation stratégique
Mais pour le géopolitologue Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, également joint par téléphone, au-delà du centre de gravité politique de la coalition gouvernementale israélienne, il existe un consensus solide autour de ces objectifs militaires maximalistes :
"Nétanyahou est tout à fait sur la même longueur d’onde que ses ministres les plus radicaux. Au niveau des dirigeants israéliens pour leur immense majorité, il y a un accord sur l’éradication du Hamas qui n’est pas éradicable. C’est une logique jusqu’au-boutiste de vengeance qui ne relève plus d’un raisonnement politique. Nétanyahou dans ces dernières déclarations cette semaine même a réaffirmé qu’il veut préparer une opération terrestre sur Rafah alors que le secrétaire d’État américain Antony Blinken lui avait demandé de ne pas le faire, c’est un gigantesque bras d’honneur à la communauté internationale."
Certains observateurs s’accordent pour reconnaître que le décalage entre l’appréciation stratégique de la situation par les Américains et les Israéliens ainsi que les divergences qui s’accentuent sur la conduite de la guerre à Gaza, expliqueraient l’attaque israélienne du 1er avril contre le consulat iranien à Damas perçue comme une agression flagrante et provocatrice par Téhéran.
En effet, dans un contexte où les États-Unis expriment de plus en plus leur réticence à s’aligner sur l’approche israélienne, une riposte iranienne aurait pu faire peser une menace sur Israël que Washington aurait jugée inacceptable. Dans cette configuration, les considérations sur la crise humanitaire qui conduisent à l’effritement du consensus auraient été battues en brèche, laissant de nouveau place à un soutien inconditionnel à Tel-Aviv de la part de Washington.
Cette hypothèse est développée par l’universitaire et analyste américain, ancien responsable de la CIA pour le Proche-Orient, Paul R. Pillar dans un article paru le 5 avril dernier. Selon lui, cette attaque faisait partie d’un plan pour engendrer une escalade des tensions et un possible embrasement régional, visant à sortir Israël de l’impasse. L’analyste explique :
"L’isolement mondial d’Israël en raison de ses actions à Gaza devient indéniable et même le soutien habituel et automatique des États-Unis s’est manifestement assoupli. Pour Nétanyahou personnellement, l’escalade et l’extension de la guerre, dans la mesure où cela signifie également la poursuivre indéfiniment, est également son seul espoir apparent de conjurer ses difficultés politiques et juridiques."
L’enjeu de la campagne électorale américaine
Parmi les enjeux et considérations qui pèsent de manière croissante dans le positionnement des États-Unis dans un contexte de campagne électorale : les protestations morales et politiques envers les opérations militaires en cours à Gaza. Comme le résume Didier Billion :
"Au-delà du Hamas, il y a la volonté pour une bonne partie du gouvernement israélien de parvenir à expulser la population de la bande de Gaza et d’accroître le nombre et l’étendue des colonies en Cisjordanie, le plan annexionniste se réalise par ces opérations militaires d’une sauvagerie absolument inouïe."
Dans un article récent, le journaliste et rédacteur diplomatique de The Guardian, Patrick Wintour, rappelait l’évolution des représentations au sein même du milieu intellectuel occidental. L’épisode de Gaza a, en effet, provoqué la désillusion des libéraux et démontré la perte de crédibilité d’un discours fondé sur les valeurs humanistes qui dictent la politique étrangère.
Le "deux poids, deux mesures" a également cimenté un discours politique anti-occidental. L’auteur constate, par ailleurs, que les États-Unis ont démontré une certaine impuissance dans leur incapacité à infléchir la position israélienne :
"La diplomatie américaine […] est enfermée dans une guerre qu’elle n’avait pas prévue, dans une région qu’elle cherchait à quitter, pour défendre un allié qui refuse de faire ce qu’elle lui demande. Plus le conflit se prolonge – et rares sont ceux qui l’avaient prévu pour six mois – plus la diplomatie américaine a du mal à résister aux pressions contradictoires."
Il est clair que la décision de l’administration Biden d’augmenter l’aide humanitaire tout en continuant à fournir le soutien financier et matériel nécessaire à l’effort de guerre crée une incompréhension et de la frustration pour une partie de l’opinion publique aux États-Unis notamment au sein du camp démocrate. Comme le rappelle Marc Hecker, directeur adjoint de l’IFRI :
"Il y a une pression de plus en plus forte qui s’exerce sur le président en provenance d’une certaine base démocrate afin qu’il change sa posture. Dans la mesure où 2024 est une année présidentielle, Biden ne peut pas totalement l’ignorer."
En dépit de la portée structurelle de son alliance avec Israël et de sa volonté de se tenir fermement aux côtés de Tel-Aviv en cas d’agression, Washington ne peut pas totalement se départir de ses préoccupations stratégiques qui se cristallisent autour de la confrontation avec la Russie en Ukraine et de l’affirmation de puissance de la Chine. Après l’attaque directe iranienne, une position de soutien inconditionnel à Israël serait susceptible d’impacter les intérêts américains dès lors qu’elle implique un haut degré d’engagement militaire et renferme le risque d’un enlisement.
Si comme l’affirment les observateurs l’appui à Israël dans le cadre de la guerre qui est menée à Gaza n’est pas de nature à détourner les Américains de leur compétition stratégique avec la Chine, il devient de plus en plus difficile pour les États-Unis de tenir plusieurs priorités stratégiques en même temps.
Lina Kennouche, Docteur en géopolitique, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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