Alexandre Jollien et Grégory Turpin : « Certains sont lumineux par nature et d’autres doivent ramer »

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Cet article est initialement paru dans le magazine Jésus ! paru le 19 septembre.

L
eur rencontre avait tout d’une évidence. Alexandre Jollien, philosophe et écrivain suisse, né infirme moteur cérébral, et Grégory Turpin, chanteur et producteur, revenu de plusieurs tentatives de suicide, ont des chemins parallèles.

Dans son livre La Sagesse espiègle, le philosophe raconte comment il s’est libéré d’une dépendance singulière. Pendant de longs mois, écrit-il, il observe sur Skype et moyennant finance un jeune homme qui prend sa douche devant lui. Décidé à se sortir du piège de la fascination du « corps parfait », selon ses mots, il entreprend une remise en question psychologique qui le conduit à visiter et à apprivoiser ses propres faiblesses. De son côté, après une enfance douloureuse marquée par des relations difficiles avec son père, Grégory Turpin entre à 18 ans au noviciat du Carmel après une conversion quelque temps plus tôt. Hélas, il doit en sortir un an plus tard, et l’enfer commence. Il se bat contre son addiction à l’alcool, aux drogues et tente de mettre fin à ses jours. Il se relève en rencontrant Jésus. Tous deux sont passés par les ténèbres et tous les deux ont été traversés par la lumière. Chacun, à sa façon, a rendu public son itinéraire de l’ombre à l’éclat du jour. Le magazine Jésus ! a voulu que les deux chemins jusqu’ici parallèles se croisent et se répondent. Rencontre à Lausanne, dans l’appartement d’Alexandre Jollien, parmi des portraits de Nietzsche accrochés au mur, une bibliothèque débordante et des enfants (trois, exactement) qui courent entre les jambes de leur mère et d’autres piles de bouquins. Pendant deux heures, le chanteur et le philosophe ont accepté
de témoigner de leur peur, de leurs blessures et de leur aptitude à la joie.

Tous les deux avez vécu des périodes difficiles. Une fois tiré d’affaire, est-ce qu’on se dit que le pire est derrière soi ?

Grégory : Lorsque l’on sort d’une telle période, dans mon cas des vagues d’addictions successives, je pense que l’on peut tomber dans tout un tas de travers différents. On peut facilement remplacer une addiction par une autre. J’aspire, forcément, à parvenir à la vraie liberté de ne plus être soumis à une addiction mais je sais que je suis toujours vulnérable. Il y a un paradoxe avec lequel il faut composer : lorsque l’on se sait plus fort, les tentations sont aussi plus grandes.

Alexandre : Je me suis toujours méfié de la résilience, cette capacité à rebondir et se sortir des pires épreuves, cette idée qu’une fois pour toutes, nous sommes sauvés. Quand un problème est réglé, un autre peut surgir. C’est le chemin qui importe : comment, au jour le jour, accueillir ses blessures sans qu’elles prennent la première place dans une vie. Une grande sensibilité donne accès à des joies profondes mais dans le même temps, nous rend fragiles parce qu’ouverts.

Est-ce que votre passé vous fait peur ?

A : Les échos, les répliques du passé dans le présent peuvent m’inquiéter parce qu’ils empêchent une liberté totale. Le rapport au passé peut être biaisé par la nostalgie ou le ressentiment. Pour s’en libérer, il faut le digérer, lui donner sens puis s’en dégager.

G : Je vis bien avec mon passé mais surtout, je comprends que ce passé, ces addictions que j’ai pu vivre, comblaient un manque. Il s’agit dès lors de déterminer quel était ce manque, à savoir la relation avec mon père, un manque d’amour. Je vis pleinement avec toutes les erreurs de mon passé car je me rends compte qu’elles étaient liées à des choses profondes que je ne pouvais pas voir.

Vous avez des parcours de vie tortueux dont vous témoignez pour devenir lumineux, faut-il parfois passer par l’obscurité ?

A : La souffrance n’est pas le seul mode de rédemption, on peut se réjouir que l’époque de ce discours doloriste soit révolue ! Mais il est certain que la traversée d’une épreuve peut faire progresser. Certaines personnes sont douées pour être heureuses grâce à un parcours ou une personnalité, comme je les envie ! Nietzsche dit qu’il y a une seule chose essentielle : être allégé. Si on ne l’est pas par le caractère, on peut être rendu léger par un art de vivre. Certains sont lumineux par nature et d’autres doivent ramer pour le devenir. Il faut s’interroger, vous avez raison, sur la nature de notre manque essentiel, la sécurité, l’amour...

Être simple, c’est difficile ?

G : Pour moi le plus difficile, le plus douloureux a été d’accepter celui que j’étais, après avoir connu les tourments de celui qui essaye de devenir quelqu’un d’autre. Je crois que c’est la cause des grandes déchirures, lorsque l’on n’arrive pas à s’aimer soi-même tel que l’on est.

En tant qu’artistes, vous êtes amenés à tenir un rôle, n’est-il pas en décalage avec ce que vous êtes au fond de vous ?

A : Il y a une confrontation entre l’exigence sociale, les conventions, les rôles, tout ce qui peut nous amener à enfiler une panoplie ou à tout faire pour devenir, par orgueil, meilleur que ce que l’on est, et une aspiration au progrès intérieur. La coïncidence avec soi n’est pas immédiate. Tant que l’on s’acharne à provoquer cette coïncidence avec soi, comme une lutte, on n’y est pas. Il faut apprendre au contraire à se laisser être.

G : Comme artiste, on aspire à être le plus vrai possible. Pourtant lorsque l’on se montre sur scène, on a tendance à enjoliver. Je mène un travail au fur et à mesure que ma carrière avance pour montrer ma blessure, ravaler mon narcissisme. Je suis à la fois écrivain et chanteur et c’est bien plus facile pour moi de me livrer par l’écrit que sur scène. Pourtant c’est la scène que je préfère. On peut s’y livrer, se donner au public et se laisser aimer par lui.

Quelle est votre plus grande blessure ?

A : Le manque de paix. La paix est pour moi une recherche permanente, jamais acquise. On ne nous éduque pas à la paix. On nous éduque à la performance, à la résilience mais pas au vrai repos, à la véritable détente.

Vos travaux sont-ils des moyens de combler des failles ?

A : Écrire me permet de mettre de la lucidité, de la lumière. C’est le rôle de l’art.

G : On commence à être intéressant lorsque l’on cesse d’écrire pour soi-même. L’artiste devient intéressant dès lors qu’il se sert de ses blessures non pas pour se soigner mais pour parler aux autres.

A : Dans mon livre La sagesse espiègle, j’ai décidé d’être transparent, m’attachant à ne pas jouer de rôle, à ne pas adopter de posture. Ainsi, l’écriture m’offre l’occasion du détachement et de la liberté.

Est-on tous armés pour livrer de telles confessions ?

A : Se livrer est une nécessité, cela s’impose ! On ne décide pas un jour de tout raconter. La confession c’est une déprise de soi paradoxale. On se livre, tout en demeurant conscient de tout ce qui se passe. Elle ne permet pas de parvenir à une maîtrise ultime mais de s’oublier. C’est pour s’oublier qu’il s’agit de révéler tout ça.

Grégory, ressentez-vous aussi ce besoin de transparence ?

G : Pour moi l’exercice de confession s’est fait petit à petit, à mesure que l’on me posait des questions au cours de ma carrière. Cette demande s’est mue en un besoin et de mon point de vue de chrétien, il était impérieux d’être vrai.

Si vous n’aviez pas fait ce travail d’écriture, est-ce que vous auriez été une autre personne ?

A : L’écriture c’est un partage formidable avec les autres, que je n’aurais pas pu connaître autrement. À la longue, la tentation de faire le beau pour plaire aux autres disparaît. Lorsque j’écris, je veux moins rentrer dans un moule qu’au début. La légitimité cependant est toujours discutée. De quel droit je parle ? Suis-je intéressant ? La cohérence et la sincérité sont des boussoles pour ne pas tomber dans la névrose.

G : Je suis très vulnérable au moment où je lance un projet. La reconnaissance du public me redonne ensuite confiance.

Alexandre, vous écrivez qu’il faut « guérir de l’idée de guérison »...

A : Je voulais dire qu’il faut se libérer de l’obsession d’une guérison clef en mains, définitive, parfaite. Ça n’empêche pas le progrès. Ça n’obstrue pas l’horizon. C’est aller vers une grande santé ! La guérison intégrale est un leurre.

G : La foi m’a permis de faire le deuil de la guérison fantasmée. Elle m’aide à accepter de faire confiance à quelqu’un qui est au-dessus de moi. J’espère la guérison mais son chemin n’est pas celui que j’imaginais, très formaté. Le plus dur c’est de se dire « Dieu existe et veut le meilleur pour moi », et ainsi de lui faire confiance.

Qui est Jésus pour vous Alexandre ?

A : Spontanément, je dirais un maître de joie. Quelqu’un qui décape la sclérose de l’esprit et du cœur. Jésus est rebelle, il remet en cause les certitudes. Beaucoup de chrétiens convaincus m’ont éloigné du Christ, leur manque de joie m’a effrayé ! J’ai connu des religieuses pour qui le plaisir et le bonheur étaient coupables... Je ne crois pas que ce soit dans les Évangiles. Paradoxalement, Nietzsche m’enracine plus dans la foi que beaucoup de sermons convenus. Il invite lui aussi à tout décaper. Le christianisme souffre de la culpabilité et du manque de joie.

Et François ?

A : Je dois dire que ce Pape est remarquable. Je crois qu’il change beaucoup de choses. Il est joyeux, drôle et invite à se réformer en écoutant l’Évangile avant de vouloir tout réformer. Chacun doit se réformer avant de vouloir changer les autres, c’est essentiel. Quand on se saisit de l’Évangile pour asséner des certitudes, c’est dangereux. L’orthopédie de l’âme, ce n’est pas pour moi.

G : Enfant, je pensais que j’étais bête. Face à un prêtre, je me disais que la foi était réservée aux gens intelligents, à ceux qui comprenaient les
sermons. Mais la foi ce ne sont pas des choses à savoir ou des règles à appliquer mais cette relation à créer. Comme avec un ami, la relation
avec Dieu doit être simple, facile et régulière. Il n’y a que ça qui compte.

Quelles sont les joies quotidiennes qui vous donnent de l’espoir ?

A : Les rencontres, l’expérience de la solidarité sont source de grandes joies. Ensuite il y a le progrès intérieur. Au milieu des tempêtes intérieures, il y a quelques occasions de progresser.

G : Ce qui me plaît dans mon quotidien c’est de pouvoir accompagner des gens à titre personnel ou professionnel, de pouvoir les aider à s’accomplir. Mon histoire me permet d’accepter plus facilement la faiblesse de l’autre car je connais très bien la mienne.

Alexandre, le fait d’être père a-t-il changé votre rapport au monde ?

A : Je n’ai pas répondu spontanément « mes trois enfants » à la question de savoir ce qui m’apporte de la joie. En effet, cette joie d’être père s’accompagne pour moi de la peur de perdre. On est imbibé par l’idée que dès qu’il y a une joie, on doit payer derrière, comme si le bonheur était louche. Je vis cette joie vertigineuse et gratuite d’être père comme un apprentissage de l’amour dans la fragilité. L’enfance c’est l’abondance, cette débauche d’énergie mais aussi la fragilité.

Que peuvent nous apporter les enfants, au-delà de la joie ?

A : On a beaucoup à apprendre des enfants. Leur regard n’est pas social, pas mondain. Pour eux, l’être prime. Dans le regard de mes enfants je n’ai pas l’impression d’être handicapé. Inversement, le parent est invité à porter sur son enfant un regard social, de validation des compétences. C’est peut-être utile mais ça biaise le regard.

Grégory, vous êtes très marqué par la question du père...

G : En écoutant Alexandre, je me dis que mon père n’était pas celui qui s’inquiétait pour l’autre. Je suis bouleversé par l’image du père dans l’Évangile. Il y a une belle progression dans la Bible, la parole du Père au baptême de Jésus achève trente ans de silence et ouvre la possibilité du miracle. Le Père nomme son Fils et lui permet de s’accomplir. La blessure du père absent ou défaillant rend difficile l’épanouissement dans la foi, car comment comprendre qui est le Père sans avoir connu l’amour d’un père ?

Propos recueillis par Paul Piccarreta


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