Paru au Seuil, le témoignage de Camille Kouchner, la Familia grande, mérite d’être lu.
Ses 200 pages sont scotchantes. L’auteur y parle peu d’inceste et beaucoup de résistance, comme si elle sortait d’une très longue apnée en milieu toxique. La Familia grande n’est pas un manifeste mais une étude de mœurs propre à « l’élite bourgeoise de gauche qui côtoyait les Pisier, Kouchner et Duhamel », comme le dit Ariane Chemin du Monde. Certes, il faut s’accrocher quand sa mère Évelyne Pisier lui dit (p. 39) : « Tu comprends, j’ai fait l’amour à l’âge de 12 ans. Faire l’amour, c’est la liberté. Et toi qu’est-ce que tu attends ? » Ou quand son beau-père caressait la jambe d’une femme à table, sa mère lui expliquait : « Il n’y a rien de mal à ça. La baise, c’est notre liberté. » On lui apprit à embrasser sur la bouche à 8 ans. Le lecteur conjugue Prozac et Balzac, égout et dégoût, béance et souffrance. Mais ça vaut le coup. Non point parce que ces lignes créent le scandale, bien au contraire : elles y mettent fin. Camille Kouchner tue le silence autour d’un secret familial qu’elle porte depuis 30 ans. En accusant son beau-père d’avoir violé son frère jumeau quand ils étaient adolescents, elle écrase la tête d’un serpent qui l’étouffait. Ce serpent (qu’elle cite très souvent) porte un nom : la culpabilité. N’avoir rien dit, alors qu’elle savait tout ou presque. Le silence n’est pas qu’une lâcheté. Beaucoup étaient ravis de devoir se taire (p.193) : « Être dans la confidence (…) est un moyen (…) de témoigner leur soumission à mon beau-père, l’outil le plus efficace pour (…) lui jurer fidélité. » « Il faut être dans le secret pour appartenir à la Cour. » Misère du pouvoir. « Leur silence sera notre prison », écrit-elle.
P. 111 : « La Familia grande était une AOC » ancrée dans « l’identité obsessive » d’Olivier Duhamel. L’homme se retrouve à terre : dès lundi et sans vouloir se défendre, il démissionnait de la présidence de la FNSP (qui chapeaute Sciences-Po), de celle du très influent club du Siècle, de son émission Mediapolis sur Europe 1. À 70 ans, l’éminent juriste, fils du ministre gaulliste Jacques Duhamel, ancien eurodéputé socialiste (1997-2004), est comme frappé de mort sociale. Peut-on se relever d’une accusation d’inceste ? Mardi, le procureur de Paris Rémy Heitz annonçait une enquête qui s’attacherait « à faire la lumière sur ces faits, à identifier toute autre victime potentielle et à vérifier l’éventuelle prescription de l’action publique ». En 2011, « Victor » (le frère jumeau) avait déjà tout raconté mais il refusa d’aller plus loin et l’enquête fut classée sans suite. Silence, quand tu nous tiens. Son drame remonte à la fin des années 1980. Une victime mineure pouvait porter plainte pour « viol par ascendant »(sans lien biologique) pendant dix ans à compter de sa majorité. Deux lois allongèrent ce délai, à vingt ans en 2004 puis trente ans en 2018, mais elles ne sont pas applicables aux faits déjà prescrits.
Fille de l’ancien ministre socialiste Bernard Kouchner et compagne de Louis Dreyfus, l’un des patrons du Monde, l’auteur avait de quoi préparer un coup médiatique – voire un complot, qui sait ? Quelqu’un voulait-il la peau d’Olivier Duhamel ? Se poser la question n’est pas y répondre.
Que tirer de la lecture de ce livre ?
S’en prendre à la gauche caviar est facile, la droite vison n’étant pas moins vulnérable. Nul milieu n’est infaillible, les institutions religieuses y comprises.
La leçon est ailleurs ; elle porte sur la liberté.
Le clan Pisier-Duhamel abhorrait la morale bourgeoise. Mai 68 la fit exploser. C’en était fini de l’hypocrisie des conventions. Il n’y avait pas que du mauvais là-dedans. Sauf que les parents pensaient n’avoir plus rien à transmettre. Juste danser nus autour de la piscine. « Adultes et enfants ne s’arrêtaient jamais de jouer. » Pourquoi ce bonheur-là devait-il alors se fracasser sur des suicides en série ? Comme celui de sa grand-mère Paula Caucanas, à 64 ans, qui plongea sa fille Évelyne Pisier dans l’alcool. Elle était secrétaire général de l’ADMD (Association pour le droit de mourir dans la dignité) mais peu de temps avant, elle riait encore. Camille Kouchner avait 13 ans. « N’exagère pas ta souffrance », lui dit Bernard (p. 95). Misère du French doctor.
Dans la Familia grande, le seul interdit visait la morale. Sans le dire, Camille Kouchner pose la question du bien et du mal. Sinon, pourquoi s’interroge-t-elle sur l’image du père absent et de la mère défaillante ? Pourquoi ressentir de la culpabilité si la morale n’existe pas ? Pourquoi sa mère ne l’écoute pas si elle est libérée de tout ? On ne peut pas s’abriter derrière un prétendu consentement de la victime pour justifier l’omerta. Elle parle bien du viol de la confiance (p.168).
La première des libertés, n’est-ce pas la pudeur ? Ce qui est glaçant, c’est de voir les plaisirs et la violence des adultes face à la gêne et à la souffrance des enfants.
La toute-puissance écrabouillant l’innocence.
Louis Daufresne
Source : Le Monde
Cet article est republié à partir de La Sélection du Jour