Abus sexuels au sein de l’Église catholique : une longue histoire

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Début avril, la Commission reconnaissance et réparation a annoncé un barème s’échelonnant de 1 à 7 fixé pour les personnes ayant été abusées sexuellement par des membres de l’Église catholique en France. Ces montants iront de 5 000 à 60 000 en fonction de différents critères.

Ces décisions font suite à plusieurs enquêtes entreprises après la publication du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE). Au-delà de l’écho reçu dans la presse et l’opinion publique, cette commission a voulu concilier l’écoute des victimes, l’établissement des faits sur 70 ans, et l’audit des réponses apportées par l’institution. Les apports de l’enquête Sauvé recoupent les autres travaux déjà réalisés à l’étranger.

Les rapports du Grand Jury en Pennsylvanie (USA) et en Allemagne en 2018, la démission des 34 évêques chiliens en 2019, avaient déjà dévoilé l’ampleur des crimes commis au sein de l’Église catholique et le nombre considérable de victimes.

Une chronologie des attitudes

Au-delà des chiffres épouvantables de victimes, d’abuseurs et de témoins, se dessine l’aspect « massif » et « systémique » des violences sexuelles au sein de l’Église. S’établit ici une chronologie des attitudes : ainsi dans les années 1950-1960, il s’agit de préserver l’Église par l’éloignement des criminels et le silence des victimes, puis la question disparaît avant que, dans les années 1990, timidement, une attention aux victimes commence à émerger suivie d’une reconnaissance partielle à partir des années 2010.

Alors qu’une des principales associations de victimes, celle des abus du Père Preynat, fondée à Lyon dès 2015, s’appelle « La Parole libérée », la publication parallèle d’un recueil, intitulé « De victimes à témoins », marque le changement de regard qui s’est amorcé.

Pour la première fois, on reconnaît et rend publique la parole des victimes, ce qui contraste avec le long silence et le long aveuglement devant l’ampleur des abus. Alors que la préoccupation est croissante face à la question des abus sexuels, l’institution a longtemps privilégié une résolution en interne des abus, elle s’est souvent opposée à la judiciarisation et a largement promu une politique de transfert des clercs défaillants. Elle s’est aussi plus consacrée aux prêtres coupables qu’aux victimes, alors que l’Église apparaît comme le deuxième lieu en France des violences sexuelles envers les enfants, après la famille.

Une autre commission pionnière

L’appel à une commission pour affronter un divorce profond entre l’opinion et l’image de l’Église n’est pas une nouveauté. Le choix de la CIASE, une commission voulue par les évêques et dirigée par un catholique reconnu, est inspiré par le succès d’une autre commission identique dirigée elle par l’historien René Rémond.

En 1992, vivement mis en cause par les médias, le primat des Gaules, Mgr Decourtray, fit le choix d’une commission d’enquête « indépendante », sur « l’affaire Touvier ». Pauk Touvier, chef milicien à Lyon, réprime la résistance et poursuit les Juifs aux côtés des Allemands. Il participe à l’arrestation des époux Victor et Hélène Basch, tués peu après, et choisit personnellement les Juifs exécutés à Rillieux-la-Pape en juin 1944.

Condamné à mort à la Libération, il échappe à la justice grâce à des complicités au sein de l’Église. Une somme d’initiatives individuelles plus qu’une politique volontaire et un mélange mal venu de miséricorde, de méconnaissance des enjeux politiques, et parfois de proximité idéologique contre-révolutionnaire, favorisa sa cavale. L’historien René Rémond ajoutait qu’une conception trop cléricale avait enfermé des clercs dans un soutien criminel qui oubliait les victimes.

Or l’enfermement des autorités ecclésiastiques dans des logiques internes qui, en oubliant la victime, privilégie l’attention aux clercs coupables, est à l’œuvre aussi dans les abus sexuels et favorise l’ampleur des crimes. Si le rapport Touvier dévoila l’histoire des protections accordées au milicien Touvier, il permit à l’Église d’éteindre le scandale.

La remise d’un tel rapport à l’occasion d’un scandale qui remet en cause l’institution permet de créer un an zéro, un avant et un après. Les évêques, espéraient-ils renouveler le succès du rapport Touvier avec la CIASE ?

Un rapport qui produit un choc, et après ?

S’il est trop tôt pour totalement dégager l’impact du rapport de la CIASE sur les fidèles, au-delà de la souffrance d’être associé à une communauté souillée par ces crimes et trahie par des clercs qui devraient la guider vers le salut, trois attitudes semblent se dessiner : une résistance réelle de certains croyants, qui regrettent la mise en place de la commission, tandis que d’autres s’interrogent sur la place et le rôle du clergé. Emergent alors des « chrétiens sans Église ». Sans rompre avec la foi, ces croyants, par objection de conscience se détachent des rites et de l’institution. Il ne s’agit pas nécessairement d’une contestation de la croyance mais un refus de s’inscrire dans une certaine forme d’organisation de la foi.

Cette troisième voie donnera-t-elle naissance à un « troisième homme » ? Sous ce terme, le jésuite François Roustang évoquait en 1966 l’émergence de croyants ayant adopté un « désintérêt » institutionnel pour mieux vivre leur foi de façon plus spirituelle.

Si la reconnaissance des victimes ne semble plus remise en cause, ces positionnements reflètent des interprétations divergentes. Si les prêtres abuseurs sont des cas isolés, il suffit de les exclure. Les brebis galeuses ne remettent pas en cause ni la sainteté de l’Église ni son organisation et sa doctrine. Si les abus sont « systémiques », ce qu’a démontré la CIASE, surgissent des interrogations au moins sur l’autorité et son exercice au sein de l’institution. L’enjeu, au-delà du rapport Sauvé, est bien de débattre d’une certaine idée de l’Église.

Une conception cléricale de l’Église

Cette dernière a déjà subi un grand nombre de réformes quant à son clergé. La plus importante est peut-être celle qui s’opéra au Concile de Trente (1545-1563) en réponse à la Réforme protestante, qui avait entre autres dénoncé l’indignité de certains clercs. La Papauté choisit alors de s’appuyer sur le clergé pour accomplir la réforme catholique et la reconquête spirituelle de l’Europe.

Ce choix rejette la conception protestante du sacerdoce – le sacerdoce universel donné à tous par le baptême – et exalte l’exemplarité du prêtre.

Si le rapport de la CIASE ne remet pas en cause le catholicisme comme foi, la défaillance de l’Église enseignante ébranle une certaine conception de l’Église. Parmi les explications avancées, la commission Sauvé, comme dans le rapport Rémond, dégage en effet une « excessive sacralisation de la personne du prêtre » et un « dévoiement de l’obéissance ». La crise des abus sexuels marque une remise en cause possible d’une organisation appuyée sur une caste spécialisée sans qu’il soit possible de fixer jusqu’où ira la « dévaluation du sacerdoce ».

Quelle réputation pour l’Église ?

L’Église est une des sources morales reconnues de la société. Du fait de son droit d’aînesse, qui est un droit d’ancienneté historique, le catholicisme continue d’affirmer sa préséance numérique et historique et revendique d’inspirer la vie sociale.

L’enjeu de cette « reconnaissance » est la recomposition des relations entretenues entre les expressions religieuses dans le pays et leur place dans les institutions publiques (armée, école, hôpitaux, prison). Quand l’aumônier se révèle un abuseur, peut-on conserver confiance dans son employeur ?

Les catholiques revendiquent de participer à l’élaboration des normes et valeurs du vivre-ensemble. Mais cette revendication socio-éthique au cœur des combats menés par l’Église catholique ces dernières années – les mouvements pro-vie et le rejet de l’avortement, le refus du mariage homosexuel, l’opposition à la procréation médicalement assistée et à l’adoption par des couples de même sexe – est bousculée par le rapport de la CIASE. En France, la Manif pour Tous en 2012-2013 a incarné cette exigence. Sa défense de la famille qu’illustre le slogan « Papa, maman et les enfants, c’est naturel », se brise sur le dévoilement des crimes « de famille » et du silence qui les a entourés.

Frédéric Gugelot, Professeur d’Histoire contemporaine, Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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