En cette fin d’année 2016, les enjeux migratoires vont encore faire l’objet de débats, mais au niveau diplomatique, et de façon heureusement moins spectaculaire que les innombrables drames qui scandent l’actualité en la matière.
Du 10 au 12 décembre, à Dhaka au Bangladesh, les représentants d’environ 160 États se sont en effet réunis dans le cadre du Forum mondial sur la migration et le développement. Organisé par le gouvernement bangladais, le Forum avait pour thème « Time to Act » et pour objectif de débattre d’une meilleure « gouvernance » des migrations à l’échelle mondiale. Il n’entend pas prendre de décisions : c’est un processus consultatif qui incite les États à se parler, afin de poser les bases d’une nouvelle politique mondiale des migrations.
Pour qui s’intéresse aux migrations internationales, l’année 2016 fut aussi sombre que chargée. Elle a vu près de 4000 migrants mourir dans la zone euro-méditerranéenne, ce qui en fait la pire année depuis le début de la crise des migrants (ou des réfugiés), consécutive notamment au conflit en Syrie.
Malachybrowne/Flickr, CC BY-SA
En octobre, le gouvernement français « démantelait » la « jungle » de Calais, c’est-à-dire le camp de fortune qui abritait les nombreux candidats à l’immigration au Royaume-Uni, bloqués du côté français de la Manche.
Cela n’avait pas empêché les Britanniques de se prononcer, en juin, pour la sortie de l’Union européenne, un vote motivé entre autres par la volonté de réduire l’immigration en se soustrayant aux obligations en matière de libre circulation.
Novembre a vu l’élection d’un nouveau Président des États-Unis, Donald Trump, dont une des principales promesses de campagne est la construction d’un mur à la frontière avec le Mexique – une mesure qui n’est pas nouvelle, mais viendra encore exacerber les tensions au sujet de la place des migrants latino-américains dans la société américaine.
Quelles réponses peut apporter le Forum ?
L’atmosphère feutrée et consensuelle du Forum contraste avec la violence chaotique qui caractérise souvent les dynamiques migratoires.
À quoi donc, concrètement, ressemblent les options politiques envisagées par les participants au Forum ? Et jusqu’à quel stade un sommet de ce type peut-il réellement changer la donne ?
Comme son nom l’indique, le Forum se préoccupe des liens entre migrations et développement. Son objectif premier est donc que les politiques migratoires servent le développement des régions d’origine des migrants, et qu’à terme cela aboutisse à supprimer les raisons pour lesquels ces derniers quittent leur pays.
Ce cercle vertueux prend avant tout la forme d’un renouveau des programmes de migration temporaire. De tels programmes ont été massivement mis en œuvre durant les Trentes Glorieuses en Europe de l’Ouest, pour faire venir des ouvriers turcs en Allemagne, maghrébins en France, sud-asiatiques en Grande-Bretagne, etc. Ils ont été abandonnés suite aux chocs pétroliers des années 70, et sont devenus impopulaires à mesure que les gouvernements se rendaient compte que les migrants, loin de retourner au pays, s’installaient durablement en Europe.
On assiste cependant à un retour en grâce de ces politiques. Le Canada, par exemple, qui attirait surtout des migrants permanents,recrute de plus en plus de travailleurs étrangers sur une base temporaire.
Selon leurs promoteurs, ces programmes permettent aux États de destination d’avoir accès à une main-d’œuvre bon marché et nécessaire dans des secteurs comme l’agriculture, la construction, la restauration, ou les services à la personne. Les pays de départ y trouvent aussi leur compte, car ces programmes viendraient soulager leur marché du travail, tout en facilitant l’envoi d’argent au pays par les émigrés.
Selon la Banque mondiale, ces transferts représentent plus de 440 milliards de dollars par an, soit davantage que la totalité de l’aide au développement. Au Sénégal ou aux Philippines, par exemple, cela représente plus de 10 % du PIB.
De tels programmes seraient donc une alternative à l’immigration irrégulière, laquelle constitue aujourd’hui la forme dominante du recrutement de travailleurs migrants. Rappelons qu’aux États-Unis, 5 % de la population active est composée de clandestins, principalement Mexicains.
Le Forum insiste également sur les avantages en matière de droits et de protection, puisque les travailleurs migrants ne seraient plus condamnés au séjour irrégulier et au travail non-déclaré.
Une délicate mais nécessaire coopération
Mais pour que ce type de politique soit mise en place, il faut que les États coopèrent : c’est là le second enjeu majeur du Forum. Par exemple, les États qui recrutent des travailleurs récepteurs doivent compter sur leurs États d’origine pour les réadmettre au terme de leur séjour. Les pays de départ doivent de leur côté s’assurer que d’autres États n’attirent pas les travailleurs dont ils ont besoin, comme les personnels de santé. Au Kenya par exemple, 600 docteurs sont formés chaque année, mais 30 à 40 % d’entre eux quittent immédiatement le pays pour travailler à l’étranger, ce qui est constitue évidemment un défi de santé publique.
Cette coopération est délicate. Pour les États, les enjeux migratoires relèvent de leur seule souveraineté. Même au sein de l’Union européenne, où la coopération entre États est pourtant très développée, les gouvernements rechignent à adopter une politique d’immigration commune.
D’ailleurs, le Forum mondial sur les migrations et le développement est organisé par les États, et non par l’ONU, car les gouvernements se méfient de l’ingérence de cette organisation dans leurs politiques. Les pays développés craignent notamment que les pays du Sud n’utilisent l’ONU pour critiquer le traitement des sans-papiers et ainsi remettre en cause leurs politiques migratoires.
Le Forum semble donc n’être qu’une étape dans un long cheminement, qui devrait conduire à une politique migratoire mondiale et concertée. Comme le commerce ou le changement climatique, les migrations sont un enjeu transnational. Mais elles ne font pas encore l’objet d’une véritable coopération. Le Forum n’est ni la première, ni la seule étape dans ce processus : il en est lui-même à sa neuvième édition, tandis que les Nations Unies organisent aussi leurs propres réunions depuis le début des années 2000.
En septembre 2016 s’est ainsi tenu à l’ONU une conférence intitulée Gérer les déplacements massifs de réfugiés et de migrants. De même, les Objectifs de développement durable, adoptés par l’ONU en 2015, contiennent pour la première fois un engagement relatif aux migrations : l’objectif 10.7 est de :
« faciliter la migration et la mobilité de façon ordonnée, sans danger, régulière et responsable, notamment par la mise en œuvre de politiques de migration planifiées et bien gérées ».
Des mots, et encore des mots, serait-on tenté de réagir face à cette litanie jargonneuse à laquelle les institutions internationales nous ont hélas habitués. Mais rappelons qu’à l’échelle internationale, les changements prennent du temps, et même beaucoup de temps. La première conférence sur le climat s’est ainsi déroulée en 1972… bien avant que les États n’adoptent l’accord de Kyoto (en 1997) ou celui de Paris (en 2015).
Une réunion de cyniques ?
Mais tout le monde n’est pas convaincu de la sincérité de ce processus. Après tout, les États qui construisent des murs et excluent les migrants par tous les moyens possibles et imaginables sont les mêmes que ceux qui envoient leurs diplomates au Bangladesh, pour évoquer l’urgence d’une refonte complète des politiques migratoires.
Cette incohérence laisse planer le doute d’un double langage : véritables pleureuses modernes, les instances internationales seraient la scène sur laquelle les États déplorent bruyamment des problèmes et des souffrances contre lesquels ils n’ont guère l’intention d’agir. L’activisme international serait directement corrélé aux drames de l’immigration : plus le problème est aigu, plus les États se réunissent en grande pompe, et plus ils s’engagent dans des formules creuses et alambiquées.
Mais peut-être doit-on tout de même prendre au sérieux les propositions mises en avant par le Forum. IL est en effet possible que ses objectifs a priori louables cachent un véritable projet politique, centré sur la nécessité d’organiser la mobilité internationale du travail. Rappelons que si les biens et le capital franchissent assez aisément les frontières, le travail, lui, reste largement confiné au sein des frontières étatiques.
Or, cette situation est difficilement tenable. Si les emplois industriels peuvent être délocalisés vers des pays où la main d’œuvre est moins chère, ce n’est pas le cas d’autres emplois, dans le nettoyage ou le bâtiment par exemple. En conséquence, même les économies les plus avancées ont besoin de main-d’œuvre non-qualifiée. Ces considérations ne sont d’ailleurs pas étrangères à la décision allemande d’accueillir plus d’un million de réfugiés depuis 2015.
Souvent, la réponse politique à ce dilemme est le recours à l’immigration irrégulière et le travail au noir, mais au prix de controverses importantes et de tensions sociales et sécuritaires. La « gouvernance » mondiale des migrations constituerait alors un projet alternatif, fondé sur la nécessaire circulation du travail, mais à des conditions strictement encadrées par les États.
En toile de fond se profilerait une mise en concurrence accrue des travailleurs à l’échelle mondiale, et en conséquence une pression vers le bas sur la protection du travail. Sous couvert de faire des migrations un outil de développement, le Forum poursuivrait en réalité un objectif néolibéral, destiné à concilier contrôle des frontières, sécurité, et accès à une main d’œuvre flexible et peu protégée. Les syndicats ont ainsi toujours été vigilants sur ce point, en insistant notamment sur la nécessité de garantir aux travailleurs migrants les mêmes droits qu’aux nationaux afin d’éviter des mécanismes de dumping social.
Sans préjuger des véritables intentions des États réunis à Dhaka, il est néanmoins un constat qu’on ne peut que partager : les politiques migratoires actuelles sont inadaptées et de nouvelles approches doivent donc émerger. Il n’est pas certain qu’un Forum intergouvernemental soit le cadre le plus propice à cet égard. Mais c’est néanmoins une raison suffisante pour suivre ces discussions et pour y voir davantage qu’une lointaine et obscure réunion, absurdement déconnectée des réalités qu’elle prétend aborder.
Antoine Pécoud, Professeur de sociologie, Université Paris 13 – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.