À la rencontre de ces Boliviens qui supportent l’arsenic

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L’environnement des populations qui vivent sur les rives du lac Poopó, dans l’Altiplano, en Bolivie, est fortement contaminé par l’arsenic. Dans l’eau de certains puits, sa concentration peut être 50 fois supérieure aux normes de l’OMS. Or l’arsenic est un poison violent, dont les effets se manifestent même à très faible dose (ce qui en a fait le condiment privilégié de nombre d’empoisonneurs au fil des siècles).

Aux abords du lac Uru Uru, à quelques kilomètres au nord du lac Poopó.
www.viajealcorazondebolivia.org/Flickr, CC BY

L’ingestion chronique d’arsenic provoque des cancers, des maladies cutanées, dégrade l’appareil cardio-vasculaire, les reins, et peut favoriser la survenue d’un diabète. Chez les enfants, certaines études rapportent également un effet délétère sur le développement intellectuel, ainsi qu’une immunotoxicité préoccupante, en particulier lorsque la qualité microbiologique de l’eau est mauvaise.

Pourtant malgré la consommation d’une eau fortement contaminée, ces populations ne semblent souffrir d’aucun de ces symptômes. Comment est-ce possible ? La réponse réside dans leur capacité hors du commun à détoxifier ce dangereux poison. L’un des groupes ethniques concernés, les Urus, est particulièrement doué dans ce domaine.

140 millions de personnes concernées par la pollution à l’arsenic

Naturellement présent dans la croûte terrestre et les minerais de nombreuses régions de la planète, l’arsenic peut contaminer les nappes phréatiques suite à l’érosion ou l’altération des sols, notamment en cas d’exploitation minière. Il risque alors d’entrer dans la chaîne alimentaire, via l’eau des puits ou les aliments, notamment le riz et autres céréales.

La consommation d’une eau contaminée à l’arsenic est un problème de santé publique qui concerne environ 140 millions de personnes de par le monde.

Dans les pays industrialisés, en dehors des rares cas d’utilisations de puits ou de forages privés non contrôlés employés pour l’alimentation en eau, le risque sanitaire lié à l’arsenic est considéré comme négligeable. De nombreuses techniques sont en effet disponibles pour l’éliminer de l’eau potable : oxydation, coagulation, échanges d’ions, filtrations sur membranes… Dans certains cas, une simple dilution par le mélange de deux sources d’approvisionnement différentes permet d’abaisser la concentration pour respecter la valeur guide de l’OMS, définie à 10 microgrammes d’arsenic par litre d’eau (µg/L).

Le risque persiste toutefois dans les pays défavorisés, car la présence d’arsenic dans l’eau n’est pas toujours connue, et son traitement est rarement accessible, notamment dans les communautés rurales. Les régions volcaniques et les zones aurifères sont particulièrement touchées, du fait de la présence fréquente d’arsenic dans les sous-sols. Le problème est d’autant plus grave qu’il n’existe aucun seuil sous lequel consommer des eaux arséniées ne serait pas toxique. Pour cette raison, la norme pour l’eau potable a constamment évolué depuis le milieu du vingtième siècle, devenant toujours plus exigeante.

Aux États-Unis, l’arsenic est l’un des premiers éléments chimiques pour lequel une réglementation fut établie au début des années 1940, dans le cadre des échanges inter-États. En 1958, l’OMS considérait que la concentration admissible ne devait pas dépasser 200 µg/L d’eau de boisson. Cette limite est passée à 50µg/L en 1963, puis 10 µg/L en 1993. C’est la valeur qui a été adoptée pour la réglementation française en 2001. Certains pays ont un temps envisagé d’abaisser la norme à 5µg/L, mais ont reculé devant le coût engendré pour les agences de traitement de l’eau, et donc pour les consommateurs.

Un environnement contaminé

Les rives du lac Poopó, situé à près de 3700 m d’altitude au sud-ouest de la Bolivie, sont peuplées par des communautés rurales constituées de plusieurs groupes éthiques.

Entre le 12 avril 2013 et le 15 janvier 2016, le lac Poopó s’est réduit comme peau de chagrin.
Nasa

Aymara et Quechuas partagent les mêmes villages, et sont impliqués dans l’agriculture, notamment du quinoa. Les Urus constituent quant à eux une ethnie minoritaire de pêcheurs aux origines anciennes, assez distincte des deux autres groupes sur le plan génétique. Leur situation est difficile, car ces dernières années, le lac Poopó s’assèche, en raison non seulement d’une longue période de sécheresse, mais surtout de la pression de l’agriculture sur la ressource en eau.

Les populations locales se procurent leur eau potable grâce à des puits traditionnels superficiels ou des puits tubulaires peu profonds. Or dans cette région, les eaux souterraines sont naturellement très minéralisées, riches en lithium, bore et parfois arsenic. Malheureusement, La Bolivie ne disposant pas de cartographie de la qualité chimique de l’eau en ce qui concerne l’arsenic, les habitants consomment une eau qui en contient des concentrations variables, pouvant atteindre jusqu’à 50 fois la norme OMS en vigueur.

Pour évaluer l’exposition des habitants, on dose les concentrations des dérivés d’arsenic dans leurs urines. Cette mesure montre qu’autour du lac Poopó, l’eau n’est probablement pas la seule source de contamination de la population. Dans certains villages, des apports secondaires pourraient provenir des légumes cultivés dans la région sur des sols très minéralisés. De plus, dans cette région aride, l’hypothèse d’une contamination aggravée par les aérosols et les poussières n’est pas à exclure. Les sols contaminés par des sources naturelles ou par l’activité minière, intense dans la région, sont en effet fortement érodés par le vent.

Cette situation est d’autant plus préoccupante que l’impact sanitaire n’est pas évalué, car le suivi médical de ces communautés rurales reste élémentaire.

Des générations d’adaptation à l’arsenic

La consommation, pendant plusieurs années, d’une eau contaminée par l’arsenic entraîne une intoxication appelée arsénicisme. Celle-ci se traduit notamment par une dépigmentation de la peau, ainsi que l’apparition de plaques rugueuses sur la paume des mains et la plante des pieds. Les vaisseaux sanguins de ces derniers, ainsi que ceux des jambes, peuvent également être affectés, sans compter les autres effets sur la santé : cancers, hypertension, diabète…

Les populations des rives du lac Poopó ne sont pas les seules à être exposées à l’arsenic en Amérique du Sud. C’est aussi le cas de celles de certains villages du nord de l’Argentine. Or, chez ces dernières, aucun des symptômes cutanés habituels des intoxications à l’arsenic n’a été observé. Selon les chercheurs suédois qui ont étudié le cas argentin, il pourrait s’agir d’un cas d’adaptation au poison : au fil des générations, le corps des habitants serait devenu de plus en plus apte à éliminer l’arsenic.

La situation est-elle la même sur les rives du lac Poopó ? Pour le savoir, nous avons mesuré les teneurs en arsenic et dérivés de l’arsenic des urines de 201 femmes vivant dans dix villages disséminés autour du lac Poopó. Nous nous sommes focalisés sur les femmes, car les hommes, qui quittaient souvent les villages pour aller chercher du travail ailleurs, ne subissaient pas la même exposition à l’arsenic.

Un métabolisme très efficace

De l’arsenic sous forme minérale.
Robert M. Lavinsky/Wikimedia Commons, CC BY-SA

Dans l’environnement, l’arsenic se trouve sous diverses formes minérales (ou « inorganiques »). C’est sa forme la plus toxique, et également la plus difficile à éliminer pour notre organisme. Si nous en absorbons, notre foie le modifie chimiquement, permettant ainsi à notre corps de s’en débarrasser plus facilement, via les urines. Cet arsenic modifié, devenu « organique », existe sous deux formes, dont l’une est moins toxique et plus facile à éliminer que l’autre.

Les analyses menées chez les riveraines du lac Poopó ont montré que leur métabolisme était particulièrement efficace pour éliminer l’arsenic. Dans leurs urines, la proportion de la forme chimique moins toxique dépasse souvent 80 %, alors qu’elle n’est que de 60 ou 65 % ailleurs, dans d’autres populations. Point intéressant à souligner : chez les femmes urus, ces mécanismes de détoxification, qui sont contrôlés par des gènes connus, semblaient encore plus efficaces que chez les femmes quechuas et aymaras. Des recherches génétiques sont en cours pour comprendre les raisons précises de cette différence entre les communautés. Elle trouve peut-être son origine dans le fait que les Urus, implantés sur les rives du lac depuis plus longtemps que les autres, ont eu plus de temps pour s’adapter à leur environnement ?

Quoi qu’il en soit, le métabolisme très performant des riverains du lac Poopó expliquerait pourquoi leurs mains et leurs pieds ne portent aucune manifestation cutanée d’intoxication à l’arsenic, tout comme ceux des habitants des villages contaminés du nord de l’Argentine. Et ce, alors que ces symptômes sont typiques de ces niveaux d’exposition à l’arsenic dans d’autres régions du globe.

Cette découverte étonnante ne signifie pas pour autant que l’arsenic n’a pas d’effet sur la santé des habitants des rives du lac Poopó, mais plutôt que dans ces régions andines de Bolivie, la toxicité liée à des expositions chroniques à l’arsenic doit être évaluée avec plus de précision qu’ailleurs.The Conversation

Jacques Gardon, Médecin épidémiologiste, Directeur de Recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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