La Première Guerre mondiale (août 1914-novembre 1918 sur le front occidental) marque un tournant décisif dans l’art et la manière de conduire une guerre. Engagées tambour battant selon les canons de la guerre de mouvement, traditionnellement enseignés dans les écoles militaires, la France de Joffre et l’Allemagne de Guillaume II espèrent chacune une victoire rapide. Elles déchantent rapidement et dès l’automne 1914 s’impose la réalité sanglante et insensée de la guerre des tranchées, dispendieuse en vies humaines.
Avec sa massification et sa mécanisation, la guerre franchit alors un seuil d’hyperbrutalité inusitée. Elle devient totale, se jouant sur le front comme à l’arrière, avec des armes, et la mobilisation des usines, des corps et des esprits. La Grande Guerre devient celle d’une invraisemblable grêle métallurgique : environ un milliard d’engins d’artillerie classique et autant d’artillerie de tranchée ont été tirés sur le front occidental causant 70 % à 80 % des pertes et blessures. Pour la première fois aussi on se tue à distance sans se voir. Avec la mécanisation de la guerre désincarnée, le soldat devient l’ouvrier de la destruction.
Au cours du conflit, la violence des moyens de l’artillerie s’est inexorablement exacerbée : le 21 février 1916 au matin, d’abord une vague rumeur qui s’est commuée en fureur ; 1200 pièces d’artillerie allemandes stationnées en Woëvre ouvrent le feu sur les positions françaises avec le « Feu roulant » (« Trommelfeuer ») préfigurant les 300 jours de la « Mère des batailles » : Verdun.
« Sur la Somme, lors du bombardement allié de sept jours qui précéda l’offensive du 1er juillet 1916, 1 500 000 obus furent tirés par les 50 000 artilleurs britanniques à eux seuls soit une moyenne d’une trentaine d’impacts pour 1 000 m2 […]. En 1918, les offensives alliées sur les fronts Ouest et italien furent régulièrement appuyées par 5 à 8 000 pièces d’artillerie. »
Le 11 novembre 1918 à 11 heures, les canons se taisent enfin et laissent place à un silence assourdissant, à des cohortes de soldats médusés, partagés entre une joie captive, et le soulagement voire la culpabilité d’être encore en vie. La Grande Guerre vient de mettre à mal cette confiance aveugle dans la science et le progrès : « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Cette guerre d’un genre nouveau, débutée à cheval et à pied, terminée avec des chars et des avions, s’impose alors comme la violence inaugurale d’un siècle barbare.
Mais un autre défi attend les régions dévastées, les survivants et sinistrés. Dans l’océan de trous et de bosses des anciens champs de bataille, le grand naufrage de la vieille Europe a laissé dans son sillage des monceaux d’épaves de guerre dont les traces sont encore présentes, un siècle plus tard.
D’encombrants stocks de munitions
Au cours des dix dernières années, des recherches archivistiques ont montré qu’environ 1,7 millions de tonnes de munitions en surplus sont restées abandonnées à l’issue de la guerre dans des dépôts, sur le front comme à l’arrière.
Dans la période qui suit, ces stocks ne cessent d’enfler à mesure que s’y ajoutent les projectiles obsolètes découverts sur les champs de bataille à la faveur des travaux de remise en état et aussi progressivement découverts dans des caches. La reprise des labours après la guerre fait remonter d’autres engins que la terre ne veut digérer. Des dépôts de rassemblement sont créés pour accueillir et stocker les engins. Celui de Spincourt en Meuse a renfermé 1,5 million d’obus chimiques et 300 000 obus conventionnels français, allemands et britanniques.
Avec la démobilisation des militaires, ces dépôts sont de moins en moins bien gardés. Exposés aux intempéries et aux cycles diurne/nocturne, les engins rouillent, perdent leurs marques distinctives et deviennent instables. Les munitions chimiques fuient. Inévitablement, des accidents se produisent, semant la stupeur et l’effroi parmi des populations inscrites dans une douloureuse et laborieuse démobilisation des consciences sur fond de reconstruction matérielle, agricole et industrielle.
Un défi colossal au lendemain de la guerre
La neutralisation de cet arsenal hérité de la guerre s’est rapidement imposée comme non seulement une nécessité mais aussi une urgence. Jamais encore dans l’histoire les hommes n’ont eu à éradiquer en si peu de temps des montagnes de projectiles d’une incroyable diversité. Par où alors commencer ? Il a fallu prioriser les actions et hiérarchiser les degrés d’urgence d’intervention. Ce sont d’abord les armées encore mobilisées, françaises, américaines, qui s’y attellent en 1919 en détruisant les munitions par éclatement en tas et à distance (« pétardement »). Les grenades sont éclatées dans des trous d’obus remplis d’eau. Les troupes noires américaines sont mobilisées, ainsi que les travailleurs indochinois (« annamites ») et prisonniers de guerre, pour la sale besogne.
Un changement radical s’opère en 1920 avec la démobilisation et la prise de conscience qu’on ne peut abandonner les matières constitutives des munitions, si chères à produire en temps de guerre. Avec la passation de contrats par le ministère de la Guerre et le ministère des Régions libérées vers des entreprises privées, la destruction des engins en excès, obsolètes et hors de service s’industrialise et se taylorise.
Des méthodes de destruction, de démolition, de démontage, de déchargement spécifiques à chaque type d’engins sont développées pour récupérer selon une approche tayloriste, toutes les matières constitutives des engins valorisables pour les réinjecter dans le circuit économique, qui en manque tant en ces temps de reconstruction. Les matériaux, fer, laiton, nitrates, etc. sont cédés par l’État aux entreprises moyennant une redevance versée à la tonne récupérée. Il s’agit d’une des toutes premières opérations de recyclage à grande échelle : « faire des épées d’antan des socs de charrue » (Pickett, 1921).
3 millions de tonnes de projectiles détruits
Le père fondateur des méthodes modernes de neutralisation des engins dangereux est un personnage rocambolesque, l’officier-ingénieur russe Kostevitch, tour à tour espion pour le compte des Britanniques et des Allemands. Brillant, il intègre le personnel de la plus grande entreprise de démolition de munitions en France et en Belgique : F.N. Pickett & Fils avec à sa tête l’ingénieur britannique Françis Norman Pickett, passionné de bergers allemands, de golf et courses automobiles. Il rachète puis démolit sur le sol français environ 350 000 tonnes de munitions essentiellement britanniques dans 14 usines employant plus de 4 000 personnes.
Les obus sont désamorcés, les détonateurs sont grillés dans des fours, les douilles vidées de leur poudre et les obus explosifs vidés de leur chargement par fusion à l’eau chaude. Les obus chimiques sont vidangés et le contenu neutralisé ou infiltré dans le sol. Tout comme les explosifs, ils sont brûlés à même le sol dans des tranchées de brûlage au design standardisé. Les engins pour lesquels les risques de démontage sont trop grands au regard des bénéfices à en tirer sont rassemblés pour être envoyés en mer du Nord.
Dans cette entreprise à la direction britannique, sous contrôle militaire français, travaillent des ouvriers émigrés russes, tchèques, polonais, portugais, espagnols, maghrébins, les accidents souvent mortels sont monnaie courante, car passer des consignes de sécurités en langue étrangère est une gageure.
D’autres entreprises emboîtent le pas de F.N. Pickett & Fils ou s’en inspirent a priori, comme Clere & Schwander à Spincourt, Bouxin, Aigret & Sauron, Berge. Pickett cesse ses activités officiellement en France et en Belgique vers 1925. On le retrouve pourtant en 1928 en Meuse, loin de ses terres, sur la « Place à gaz ».
D’autres emboîtent le pas dans l’entre-deux-guerres et même durant la Seconde Guerre mondiale, comme Berge et Savot & Frères. De récentes recherches estiment à 2,5 à 3 millions de tonnes de munitions anciennes ont été détruites dans l’entre-deux-guerres.
Cent ans après, des sols toujours pollués
Les conséquences de ces opérations sont d’abord humaines. En Meuse, en date de 1929, 127 récupérateurs et artificiers ont été tués dans leurs périlleuses missions et 294 ont été blessés. Les chiffres nationaux ne sont pas encore consolidés.
Elles nous ont également légué de sévères pollutions des sols et des eaux. Sur certaines aires de brûlage, voilà 100 ans que pas un brin d’herbe ne pousse. Les pollutions des sols sont particulièrement spectaculaires sur les aires de brûlage d’obus chimiques des usines de F.N. Pickett & fils en forêt de Spincourt (site de la « Place à gaz », Meuse, vers 1928) et de la « D-Factory » de Trélon (Nord, vers 1921–1925).
La caractérisation de ces pollutions polymorphes et extrêmes s’avère délicate et complexe du fait de la combinaison de risques chimiques en lien avec la toxicité des composés présents (comme l’arsenic, les toxiques de guerre et les dioxines) et de risques pyrotechniques du fait de la forte probabilité d’y côtoyer des engins de guerre. Le travail sur le terrain (mesures, échantillonnage) s’effectue en combinaison étanche et sous assistance respiratoire, en présence de professionnels du déminage.
Les enjeux intrinsèques à ces sites sont d’abord sanitaires. Des techniques de mesure, d’échantillonnage et d’analyse spécifiques ont été développées pour évaluer les risques pour la santé et l’environnement associé à ces sites en concertation avec des experts en toxicologie. S’y associent des enjeux sociopolitiques. Ces sites ont été oubliés de la mémoire collective. La brutale irruption du passé dans le présent par la découverte fortuite de ces pollutions conduit à des situations de crise, comme en 2015 à Spincourt.
Les travaux de recherche archivistiques entrepris depuis 2015 par le BRGM visent précisément à restaurer cette mémoire et gérer l’aménagement du territoire en connaissance de cause. Enfin, lorsque les risques sont jugés inacceptables, comme pour la Place à gaz, des mesures de dépollution et de maîtrise des risques sont mises en œuvre (excavation et recouvrement des matériaux les plus hautement pollués).
Depuis 2011, d’autres questions émergent après la découverte d’ions perchlorate dans l’eau du robinet le long ou à proximité des lignes de front de 14-18. Simple coïncidence ou relations de cause à effet ? Un faisceau d’informations tend à prouver que les sites de destruction d’engins de guerre contribuent aux zones de pollutions concentrées alors que sur le front des fragments d’explosifs et/ou engins épars peuvent possiblement affecter les eaux de façon plus diffuse. Des travaux de recherche originaux, notamment isotopiques, sont en cours au BRGM pour faire la lumière sur les liens entre la Grande Guerre et dégradation de la qualité des eaux.
Cent ans plus tard, la recherche sur les liens entre Grande Guerre et environnement ne fait que commencer et comme l’a écrit K.H. Lohs en 1991 : « La guerre ne s’est pas terminée le jour du dernier tir. »
Pour aller plus loin, nous vous invitons également à consulter le site de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale :
• La destruction des munitions chimiques après 1918 : l’exemple de Spincourt
• Le défi du désobusage industriel après la Grande guerre
• Perchlorates : éléments historiques et d’expertise pour une évaluation de l’impact environnemental.
Daniel Hubé, Ingénieur environnementaliste, BRGM
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.