C’est une tradition qui, depuis plusieurs années, tend à se systématiser : la France invite officiellement un pays, représenté par son chef d’État, au défilé du 14 Juillet. Cet invité d’honneur assiste à la cérémonie du haut de la tribune, aux côtés du président français.
On se souvient de l’émotion du roi Hassan II, qui allait mourir neuf jours plus tard, voyant défiler trois compagnies de la garde royale marocaine sur les Champs-Élysées, en 1999 ; des troupes britanniques en 2004 ; de l’Allemagne dix ans plus tard ; ou encore des neuf pays d’Europe centrale et orientale en 2022. En 2017, Donald Trump, invité lui aussi, fut si impressionné, dit-on, qu’il avait envisagé un temps d’organiser les mêmes défilés aux États-Unis.
Associer une puissance étrangère à la parade militaire de cette fête nationale remplit plusieurs fonctions. Cela permet d’abord d’inscrire la geste militaire dans une atmosphère de coopération et d’ouverture au monde, et non de défi guerrier, de nationalisme bravache ou de démonstrations d’intimidation. Les défilés militaires russes (bien pâle cette année pour des raisons évidentes), chinois ou a fortiori nord-coréens sont, eux, assumés comme étant tout à la gloire d’un régime.
Cela permet, ensuite, de profiter d’un attribut français de rayonnement symbolique : le 14 Juillet et la Révolution sont des événements historiques ayant une grande portée mondiale, et inviter à l’occasion de leur célébration des personnalités étrangères met en valeur cet aspect souvent exalté de l’histoire française… même si les présidents français aiment également inviter leurs homologues dans le symbole de la monarchie qu’est Versailles.
Enfin, cela donne la possibilité de mettre l’accent sur une relation, une priorité politique, mais aussi de créer une attente : qui aura l’honneur d’être convié ? Des anniversaires peuvent justifier le choix : 72 pays en 2014 pour le centenaire de la Première Guerre mondiale, et l’Australie et la Nouvelle-Zélande en 2016, à l’occasion des 100 ans de la bataille de la Somme.
En 2023, c’est donc l’Inde, dirigée depuis huit ans par Narendra Modi, qui est à l’honneur. Un choix qui a suscité des réserves.
Un geste toujours scruté
Les questions "Pourquoi l’Inde ?" et "Pourquoi Narendra Modi ?" ne présentent pas les mêmes enjeux. Il est possible de mettre un pays à l’honneur à travers des manifestations culturelles (des "années" culturelles se tiennent régulièrement et, exemple parmi d’autres, l’ambassade d’Inde à Paris vient d’organiser le festival Namasté France. Inviter des troupes à défiler présente une tout autre tonalité. Et inviter un chef d’État ou de gouvernement peut susciter des protestations au vu de son image et de sa pratique du pouvoir.
En 2010, l’invitation de 13 pays africains et de leurs chefs d’État par Nicolas Sarkozy avait fait polémique. Si le continent africain mérite toujours l’attention (et Paris venait d’aligner les pensions militaires versées à des vétérans africains ayant combattu dans les armées françaises sur celles des Français), des associations se sont émues de l’accueil de "dictateurs" et d’armées accusées d’exactions.
Deux ans plus tôt, en 2008, alors qu’il s’agissait de lancer une nouvelle Union pour la Méditerranée, c’est la présence du président syrien Bachar Al-Assad qui indigna.
L’invitation faite cette même année à d’autres leaders peu connus pour leur attachement à la démocratie – le Tunisien Ben Ali, l’Égyptien Hosni Moubarak – a aussi choqué : "À la tribune officielle du 14 juillet, place de la Concorde, il y aura le carré des dictateurs", écrivait un quotidien peu avant les festivités. Quelques années plus tôt, le président syrien était encore boycotté par Jacques Chirac pour son rôle probable dans l’assassinat de l’ancien premier ministre libanais Rafic Hariri en 2005.
La realpolitik a ses raisons que le cœur ignore
Mais la realpolitik a ses raisons que le cœur ignore. Si Jacques Chirac boycotta Bachar Al-Assad après 2005, il avait été en 2000 l’un des seuls représentants occidentaux présents aux obsèques de son père Hafez Al-Assad (président de la Syrie de 1970 à sa mort), et croyait alors que le fils pourrait être un réformateur. Nicolas Sarkozy estimait pour sa part que son projet d’Union pour la Méditerranée nécessitait une invitation de l’ensemble des leaders de la région, même autoritaires. Les moments de recueillement ou de célébrations servent aussi à cette diplomatie.
Depuis son arrivée au poste de premier ministre, Narendra Modi (qui avait déjà fait l’objet d’un véritable boycott de la part des Occidentaux auparavant, quand il était à la tête de l’État du Gujarat) est régulièrement critiqué par les ONG. Pour autant, il n’est pas Bachar Al-Assad.
D’abord parce qu’il est à la tête d’une puissance nucléaire, pays le plus peuplé au monde et bientôt troisième économie de la planète. Ensuite parce qu’il n’a pas mené une guerre civile contre son propre peuple, avec le double soutien russe et iranien, et n’a pas été accusé de crimes de guerre par le représentant français aux Nations unies.
Il n’en reste pas moins qu’une dérive autoritaire est aujourd’hui imputée au leader indien, qui semble inamovible depuis qu’il est devenu premier ministre en 2014, à la tête d’un parti nationaliste hindouiste (le BJP, pour Bharatiya Janata Party).
Une dérive nationale-religieuse aussi, dans un pays où l’on craint désormais pour les droits des musulmans (16 % de la population, environ 200 millions de personnes), et où l’identité hindouiste est désormais glorifiée.
L’arrestation du principal opposant, Rahul Gandhi, pour diffamation contre le premier ministre, ainsi que différents scandales financiers liés au BJP, incitent de nombreux observateurs à affirmer qu’en Inde la démocratie est en recul. Des instituts comme V-Dem (Suède) ou Freedom House (États-Unis) ne veulent plus qualifier le pays de "plus grande démocratie du monde", soulignant les pratiques d’intimidation du pouvoir. L’inquiétude existe donc. Doit-elle prévaloir ? Quelle posture adopter face à ce type de situation ?
Le choix de l’Inde
On peut écouter ceux qui, dans un souci de vigilance, préconisent de ne pas parler avec les régimes autoritaires. Lorsque Emmanuel Macron reçoit le président égyptien Sissi (janvier 2022) ou le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (juin 2023), les mêmes arguments se font entendre.
On peut également entendre d’autres voix, qui estiment que la diplomatie ne consiste pas à discuter uniquement avec les pays avec lesquels nous serions d’accord sur tout. Elle serait même faite pour le contraire, c’est-à-dire pour aplanir les différends et maintenir le dialogue.
L’actuel président français n’a jamais caché que telle était sa conception, même lorsqu’il s’agissait de parler avec Vladimir Poutine au lendemain de l’invasion de l’Ukraine.
Entretenir un partenariat stratégique
À cet égard, l’invitation lancée à Modi peut être perçue comme un moyen d’entretenir le partenariat stratégique initié avec l’Inde en 1998 par Jacques Chirac, dans un effort alors salué pour ouvrir des horizons asiatiques à la diplomatie française (un autre partenariat stratégique avait été signé avec Pékin l’année précédente).
Mais il y a plus. Face à la montée en puissance chinoise, et plus globalement du fait de son propre essor, l’Inde est devenue un acteur majeur du système international, diplomatique, économique et militaire. La visite d’État de Narendra Modi aux États-Unis en juin 2023 (soumise d’ailleurs aux mêmes critiques), et la qualité de l’accueil qui lui a été réservé par Joe Biden, ont montré que ce rôle indien n’avait pas échappé à Washington.
L’Inde fait partie du QUAD (dialogue quadrilatéral pour la sécurité), cette alliance informelle en Asie-Pacifique, aux côtés des États-Unis, du Japon et de l’Australie. Le pays, qui entretient également la diaspora la plus nombreuse du monde, est aujourd’hui courtisé. La France doit-elle s’extraire de ce jeu ? Bien entendu, répondre à cette question par la négative ne signifie pas qu’il faille souscrire à tout ce qui se passe en Inde.
Autres points : Paris défend le vocable de "région Indo-Pacifique" pour évoquer les questions asiatiques, notamment du fait de sa double présence dans l’océan Indien et l’océan Pacifique, avec ses territoires d’outre-mer.
New Delhi est également un client potentiel, notamment dans le domaine de l’armement (on évoque l’achat de 26 Rafale Marine). Emmanuel Macron souhaite par ailleurs être invité au prochain sommet des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) qui se tiendra à l’automne en Afrique du Sud, pour relancer sa relation avec le Sud global. Autant de raisons de ne pas bouder le premier ministre indien.
L’aspiration de plusieurs géants du Sud à une nouvelle reconnaissance, leurs griefs contre un Occident jugé hégémonique qui voudrait maintenir un statu quo anachronique dans la hiérarchie des puissances internationales, sont des réalités qu’un boycott ne ferait pas disparaître. Cesser le dialogue serait même contreproductif.
Pour autant, n’attendons pas de miracles. Lorsque Modi parle avec Washington, Londres ou Paris, c’est pour être écouté et traité en égal. Pas pour se faire chapitrer, ni entraîner dans une guerre russo-ukrainienne vue depuis le Sud comme une affaire d’Européens et dont il estime qu’elle n’est pas la sienne.
Si l’invitation de Modi ne sert qu’à cautionner les dérives qu’on lui impute, alors le bilan sera négatif. Mais si derrière les images de la tribune officielle du 14 juillet un dialogue pouvait perdurer, permettant de contribuer à éviter en bonne intelligence des dérives politiques nuisibles, alors le protocole et la tradition auraient du bon.
Frédéric Charillon, professeur de science politique, Université Clermont Auvergne (UCA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.