L’intimité dans laquelle s’apprête à être commémoré le 11 novembre 2020, en raison du nouveau confinement débuté le 30 octobre, vient ponctuer une année compliquée pour le tourisme mémoriel. Le secteur sortait pourtant d’une décennie exceptionnelle, boostée par les commémorations du centenaire de la Grande Guerre.
Chaque année, il est pratiqué par 15 à 20 millions de personnes, dont la moitié venue de pays étrangers. Ces flux constituent évidemment une manne financière non négligeable comme l’admet le ministère français de l’Économie en assurant que le tourisme mémoriel constitue un « important levier d’attractivité et de vitalité économique ».
Revers de la médaille, le tourisme mémoriel est devenu un secteur concurrentiel qui cherche à séduire les visiteurs en proposant des animations qui privilégient parfois le spectacle à la sobriété. Cela passe par l’utilisation des nouveautés technologiques : visites virtuelles, animations 3D, animations dynamiques, spectacles son et lumière… Dès lors, la marchandisation du tourisme de mémoire attire les plus vives critiques.
Ainsi, lors de l’été 2020, le projet d’un parc à thème sur l’histoire du débarquement de la Seconde Guerre mondiale a rapidement été qualifié de « D-Day Land » ou de « Disneyland sur la mort des gens » pour reprendre la formule de Léon Gautier, vétéran du commando Kieffer.
La virulence du débat rappelle à quel point l’équilibre entre la vocation commémorative et la dimension économique des sites mémoriels a toujours suscité d’âpres disputes, particulièrement à partir des années 1920 avec la généralisation de la mise en tourisme des champs de bataille de la Grande Guerre. La compréhension de cette période a bénéficié récemment de l’élan commémoratif du centenaire qui a vu se multiplier les études historiques sur la question.
En poursuivant les conclusions d’une vingtaine de chercheurs que nous avions réunis au sein de l’ouvrage Tourisme et Grande Guerre : Voyage(s) sur un front historique méconnu (1914-2019), cet article souhaite expliciter les enjeux liés au tourisme de mémoire à partir de l’exemple de la Première Guerre mondiale.
L’attrait économique du tourisme mémoriel
Avant même la fin du conflit, les contemporains se préoccupent de la manière dont ils peuvent préserver le souvenir des combattants morts au combat. Si des monuments sont envisagés localement dès l’automne 1914, une réflexion nationale au sujet de la préservation des champs de bataille est amorcée en 1915.
Le sénateur Georges Reynald propose « que la France garde au visage la cicatrice de ses blessures » en préservant l’intégrité de ces lieux de combat, « pour que nos enfants se souviennent, pour que les autres nations comprennent et jugent ». L’idée fait progressivement son chemin dans l’opinion. En février 1918, un journaliste de L’Illustration précise qu’il faut, pour « les générations futures trop promptes à l’oubli », penser à organiser, « pour un prochain avenir, le pèlerinage universel aux champs de la guerre mondiale ».
La logique mémorielle n’est toutefois pas le seul intérêt qui motive la préservation des champs de bataille. Dès 1915, de nombreux professionnels prennent conscience de leurs potentiels économiques, une fois que le conflit sera naturellement achevé. L’idée n’est, à vrai dire, pas originale puisqu’un tourisme de mémoire existait déjà autour des sites emblématiques de la guerre de Sécession aux États-Unis, ou de ceux de la campagne franco-prussienne de 1870.
D’ailleurs, dès la fin de l’année 1914, les pouvoirs publics doivent répondre à un certain nombre de demandes de visiteurs souhaitant accéder aux champs de bataille ayant fait l’actualité durant les premiers mois du conflit (dont celle de l’agence Thomas Cook qui envisage des visites organisées). Mieux, de nombreux observateurs sont convaincus qu’un tourisme international, notamment américain, s’organisera au sortir du conflit sur les sites emblématiques de la Grande Guerre.
Ils tablent explicitement sur des « millions » de visiteurs, ce qui rapporterait non seulement de précieuses devises mais serait également créateur d’emplois. Localement, les collectivités espèrent beaucoup que ces projections se réalisent, tant le tourisme de mémoire serait pour eux une aubaine afin de relancer le plus rapidement possible leur économie partiellement (voire complètement) détruite par les combats.
Peu après l’Armistice, dès que les anciennes zones de combat sont sécurisées, des campagnes de promotion touristique commencent déjà à vanter des destinations de « ruines », comme le précisait Emmanuelle Danchin, docteur en histoire contemporaine, dans sa thèse publiée en 2015 sous le titre Le temps des ruines 1914-1921. Ce n’est que le prélude de l’essor du tourisme des champs de bataille qui intervient dans les années 1920.
Outre les Français, les visiteurs viennent principalement du Royaume-Uni, d’Italie ou des États-Unis (dans des proportions cependant moindres qu’imaginées). Quant aux Allemands, ils profitent enfin de la détente amorcée par l’ère Briand-Stresemann (1926-1929) pour venir se recueillir en France, notamment à Verdun.
Cohabitation difficile entre touristes et pèlerins
Ces premiers visiteurs sont guidés par l’émotion. En effet, le pèlerinage est, en premier lieu, la suite logique d’un processus de deuil non accompli. En l’absence des corps dans les caveaux familiaux, seule reste la possibilité de se recueillir sur les lieux où le disparu a vécu ses dernières heures avant de mourir.
Mais la sanctuarisation du champ de bataille est très vite perturbée par le développement de l’activité touristique. Ce dernier doit être partagé entre les « pèlerins », c’est-à-dire les familles endeuillées et les anciens combattants, et les « touristes », qui parcourent les lieux en simples curieux pour voir les paysages bouleversés et les vestiges matériels qualifiés de « pittoresques » par les guides.
Comme le suggère l’écrivain Pierre Drieu la Rochelle dans La Comédie de Charleroi, la cohabitation est difficile, voire impossible. À travers ces deux identités se prolongerait, en quelque sorte, la rivalité du temps de guerre entre le front et l’arrière.
La cohabitation entraîne aussi l’impossible conciliation entre le sacré et le profane qui contribuerait à la banalisation (ou « trivialisation ») de la guerre observée par l’historien américain George L. Mosse. Les anciens combattants et les familles des tués, pensent que le sacrifice à la guerre, offert par les soldats, est sacré, et que la Nation tout entière se doit de respecter ces sacrifices, ainsi que la terre sur laquelle leur sang a coulé.
Or, cela est incompatible avec la mise en tourisme des champs de bataille où s’installent rapidement des boutiques de souvenirs (crayons, vases, douilles taillées…), de cartes postales et autres restaurants ambulants avec les désagréments que cela peut comporter : nuisances sonores, détritus dans la nature…
À titre d’exemple, dans les années 1920, d’anciens combattants allemands se disent particulièrement choqués lorsqu’ils découvrent un artisan vendant des obus explosibles en chocolat. À cela s’ajoute le comportement de certains touristes, jugé parfois inapproprié, voire scandaleux : ces derniers mangent, discutent et s’amusent sur le site comme si de rien n’était.
En juin 1920, sans même se soucier de la véracité des faits, des journaux affirment que des visiteurs suisses se sont livrés à des « ébats joyeux » au sommet du Hartmannswillerkopf, principal site de la Grande Guerre en Alsace, et réprouvent sévèrement ces « actes sacrilèges » commis par des étrangers. Cet incident, dénoncé jusqu’à la Chambre des députés, a finalement peu de conséquences.
Quelles mesures peuvent prendre les collectivités alors même qu’elles sont conscientes de l’intérêt économique de ces touristes qui, au fil du temps, deviennent bien plus nombreux que les anciens combattants ?
Un territoire impersonnel et intemporel ?
Avec la disparition progressive des anciens combattants, les tensions se sont apaisées. Le champ de bataille est devenu « territoire de mémoire », une appropriation collective, un lieu de recueillement impersonnel et intemporel.
Les associations et les collectivités locales se chargent de conserver le souvenir des combats et de les expliquer aux nouvelles générations dans un discours touristique plus global qui, il faut bien le reconnaître, à tendance à prendre quelques libertés avec la réalité (et conforter certaines idées reçues), comme ce fut le cas avec la légende de la tranchée des baïonnettes.
Alors que le tourisme des champs de bataille de la Première Guerre mondiale s’était estompé dans la seconde partie du XXe siècle, ce dernier a retrouvé toute sa vitalité au tournant des années 2000. La disparition des derniers poilus conjuguée à la préparation des commémorations du centenaire a réveillé l’intérêt du public et des pouvoirs publics pour ces sites comme l’a démontré la géographe Anne Hertzog à l’échelle de la Picardie.
En conséquence, le problème de l’équilibre entre les dimensions économique et commémorative s’est une nouvelle fois posé. Nous avons nous-mêmes régulièrement constaté ce problème à l’occasion de nos rencontres avec les acteurs et le public comme récemment, à l’issue d’une intervention portant sur les usages politiques du tourisme mémoriel lors du séminaire « Tourismes : Recherches, Institutions, Pratiques » organisé à l’Université de Paris.
Ces préoccupations ont justifié, depuis les années 2010 en France, la création d’un dispositif « Qualité Tourisme » qui prévoit un référentiel spécifique aux lieux de mémoire complété d’une charte. Une manière d’apaiser les tensions, même s’il n’évite pas les fièvres…
À l’occasion des commémorations de la bataille de Verdun, les tensions ont rejailli autour des lieux de mémoire. En 2016, des polémiques ont ainsi conduit à l’annulation du concert du rappeur Black M, puis à la condamnation de la chorégraphie mettant en scène plusieurs centaines de jeunes Français et Allemands courant entre les tombes de l’ossuaire de Douaumont.
Ces condamnations morales démontrent que les conflits majeurs du XXe siècle ont encore une résonance dans nos sociétés et qu’une valorisation touristique doit, dans ces conditions, toujours être opérée en commun.
Johan Vincent, Post-Doctorant sur le RFI Angers TourismLab (UFR ESTHUA), spécialiste de l’histoire du tourisme, Université d’Angers et Yves-Marie Evanno, , Université catholique de l’Ouest
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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